Les participants au procès de Nuremberg se souviennent de nombreux détails qui ne sont pas mentionnés par des monographies sérieuses dédiées à cet événement historique. Quel genre de public se trouvait dans la salle? Comment les journalistes ont-ils essayé de tromper les gardes? Et pourquoi une honnête jeune femme soviétique s’est-elle retrouvée dans les bras de l’accusé Göring?
Public dans la galerie
Les places pour le public se trouvaient sur le balcon. Pour pouvoir entrer dans la salle, il fallait être muni d’un laissez-passer spécial. La salle était presque toujours pleine: dans le Nuremberg bombardé, le spectacle du tribunal sur les criminels, que le monde entier connaissait par leur nom, était peut-être le seul divertissement pour les habitants. Même pour ceux qui semblaient avoir dormi les années précédentes.
Arkadi Poltorak, chef du secrétariat du parquet soviétique, relate un dialogue de deux dames allemandes qu’il a entendu par hasard.
«Plus d’une fois, sont apparues dans la salle d’audience des dames très habillées qui avaient obtenu d’une manière ou d’une autre des laissez-passer de longue durée, écrit Arkadi Poltorak. Certaines d’entre elles étaient les épouses des accusés, d’autres, les épouses d’importants hommes d’État des pays occidentaux. Une fois, pendant une pause entre les audiences, je me suis retrouvé à côté de deux de ces femmes. Ce jour-là, le procureur a présenté des preuves concernant l’agression nazie contre l’Autriche, mais n’a pas eu le temps de terminer ses explications. Les dames étaient attristées par cette circonstance. L’une d’elles a demandé à l’autre si elle viendrait le lendemain. La réponse était touchante:
- Mais bien sûr que je viendrai, ma chère: je voudrais tellement savoir par quoi cette agression contre l’Autriche s’est terminée.
La dame avait la cinquantaine, mais, hélas, elle n’a pas eu le temps de découvrir à temps comment l’Autriche a soudainement cessé d’exister.»
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«Une fois, lors d’un dîner avec les juges, j’ai été présenté à un gros homme très vivant et expansif», se rappelle Arkadi Poltorak. C’était Fiorello La Guardia qui était probablement le maire le plus populaire de New York de toute l’histoire de la ville. Il a occupé ses fonctions pendant trois mandats consécutifs et, pendant la guerre, a dirigé le quartier général de la défense civile américaine.
Juste des affaires
Les représentants du parquet soviétique, des officiers de l’armée qui étaient passés par une dure école idéologique, ont été choqués par les hardiesses que se permettaient leurs collègues occidentaux.
Poltorak a raconté l’histoire suivante. Une fois, avec Lev Cheïnin, assistant du procureur général soviétique, il est allé à une cafétéria. Ils ont été arrêtés par un colonel américain du département du service de ravitaillement. Le colonel a demandé à Cheïnin s’il était vrai qu’il allait partir pour Moscou pour quelques jours. Cheïnin l’a confirmé.
«-Oh, c’est très bien, général, s’est exclamé l’Américain, ravi. J’ai une proposition commerciale pour vous. Ce sera une bonne affaire.
-Quelle bonne affaire?, s’est alarmé Cheïnin.
-C’est très simple. Apportez de Moscou une cargaison de fourrures sibériennes. Croyez-moi, je vais bien les vendre. Vous comprenez?
Cheïnin est devenu violet de rage et d’étonnement, écrit Poltorak.
«-Je ne vous comprends pas, colonel. Vous ne savez peut-être pas que je suis avocat et non pelletier.
-Moi aussi, je suis avocat, a insisté l’Américain. Mais dites-moi, s’il vous plaît, monsieur le général, les avocats sont-ils les personnes les plus stupides du monde?
-Arrêtons cette conversation insensée, a lancé Cheïnin en colère. Je suis étonné, colonel, que vous ayez osé m’adresser de telles propositions spéculatives.
-Pourquoi spéculative, a demandé l’Américain. C’est une affaire tout à fait en règle. Je ne comprends pas pourquoi vous êtes offensé.
Il a prononcé ces mots avec autant de ferveur et a regardé Cheïnin avec une telle surprise sincère que celui-ci a finalement éclaté de rire.
-Colonel, nous ne nous comprendrons pas.»
Les fourrures, c’étaient pour les hommes d’affaires du rang de colonel voire encore plus haut. Le public moins haut placé spéculait sur les montres.
Un jour, un jeune Américain s’est mis à talonner l’écrivain Boris Polevoï, qui couvrait le procès de Nuremberg en tant que journaliste, en lui proposant d’acheter une belle montre. Polevoï a refusé et lui a montré la sienne, tout aussi belle. Le vendeur a alors mis la montre dans un verre d’eau pour quelques secondes, puis l’a portée à l’oreille de Polevoï. Celui-ci a de nouveau refusé. Consterné, l’Américain a jeté la montre par terre, l’a ramassée, l’a remise dans l’eau et l’a portée à l’oreille de Polevoï. Il était impossible de résister à une publicité aussi intrusive et Polevoï a acheté la montre.
Sans-papiers
La sévérité de la garde américaine, qui se montrait particulièrement vigilante à l’entrée de la salle d’audience, en a inspiré plus d’un à des expérimentations dangereuses. Des témoins ont décrit dans leurs mémoires de nombreuses astuces pour entrer dans la salle. Les journalistes, y compris soviétiques, étaient parmi les premiers à enfreindre les règles.
Boris Efimov, caricaturiste et journaliste du journal Izvestia, a eu la chance de s’occuper du grand écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg. Il a raconté une histoire qui avait débuté au Grand Hôtel où étaient hébergés la plupart des étrangers. «Dans le hall, j’ai trouvé un homme avec un béret et un manteau en peau de mouton jaune, dans un état d’irritation extrême. C’était Ilya Ehrenbourg [...].
- Que se passe-t-il ici?, a demandé Ehrenbourg, énervé. Je suis venu de Prague dans une Willys que le général Svoboda m’avait donnée, je suis fatigué, j’ai faim et je ne peux pas entrer dans l’hôtel, ils exigent de moi un laissez-passer. Que se passe-t-il?
Je me suis mis à expliquer avec rage au réceptionniste que c’était un écrivain soviétique très célèbre et un leader antifasciste, que l’inattention envers lui aurait les conséquences les plus graves. Le réceptionniste a hésité, puis a donné la permission. Ehrenbourg était installé à l’hôtel.
Le lendemain, Ehrenbourg m’a «confié» le soin de lui obtenir un laissez-passer pour le procès. Et on a commencé à faire le tour des instances bureaucratiques américaines à la recherche d’un certain colonel Madary, qui était chargé de délivrer les laissez-passer [...] Ehrenbourg perdait progressivement patience.
-Dites-lui, a-t-il lancé, irrité, que je suis venu ici pour seulement deux jours et que s’ils ne me donnent pas immédiatement le laissez-passer, je partirai à l’instant. Que tout le monde apprenne qu’Ehrenbourg n’a pas été autorisé à participer au procès des bandits hitlériens.
J’ai traduit avec soin cette tirade à un major américain sur qui celle-ci n’a produit aucun effet. Il a répété calmement que le quota de laissez-passer pour la délégation soviétique était épuisé et qu’il ne pouvait rien faire [...].
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Un autre journaliste, français ou anglais, «mais certainement pas soviétique», a réussi à déjouer la sévère garde américaine de la manière la plus audacieuse.
«Il a collé sur son laissez-passer une photo de son carlin portant un bonnet de sport et une cravate, se souvient l’interprète soviétique Tatiana Stoupnikova. Avec ce laissez-passer, le correspondant a passé le contrôle sans aucune difficulté pour être présent dans la salle au début de l’audience. Je ne sais pas quel pari il a gagné dans cette affaire, mais toutes ses connaissances (aussi bien à lui qu’à son carlin) ont assuré que le manque de vigilance de la part des gardes n’y était pour rien. Le fait est que ce correspondant et son carlin, comme c’est souvent le cas avec les propriétaires et leurs chiens, se ressemblaient beaucoup: on dirait que les deux avaient le même visage! Par conséquent, il ne faut pas douter de la fiabilité de la garde militaire américaine. De plus, quoi qu’il en soit, personne n’a osé répéter cette combine.»
Ce n’était pas le seul fait curieux entre les gardes et les chiens. En plus du carlin, un énorme dogue blanc avec des taches noires est resté dans l’histoire non officielle du tribunal de Nuremberg. Son propriétaire était en retard pour l’audience du matin et dans sa hâte n’a pas fermé la porte de sa chambre d’hôtel. Le chien a suivi son maître qui ne se doutait de rien jusqu’au palais de justice et a passé le poste de contrôle à l’entrée du bâtiment, puis est monté dans la salle d’audience.
«Personne ne s’est décidé d’arrêter, ou plutôt n’a pas osé le faire, ce fier aristocrate, représentant de la vieille race anglaise, a écrit Tatiana Stoupnikova. Les gardes ne se sont permis que de l’accompagner en silence, en gardant une certaine distance...
On ne sait pas comment l’affaire se serait terminée, si les policiers militaires américains n’avaient pas réussi à avertir le chef de la sécurité qui a pu, on ne sait pas comment, retrouver le propriétaire du chien dans la salle. À ce moment-là, alors que le chien avait déjà posé sa patte sur la poignée de porte massive avec l’intention d’entrer dans la salle d’audience, le propriétaire effrayé l’en a empêché, poliment mais avec l’insistance. L’honneur de la garde militaire américaine, comme l’honneur du chien, a été sauvé, l’audience suivait son cours comme si de rien n’était et personne dans la salle n’a fait attention au bruit à l’une des portes.»
Il y restait pourtant ceux qui continuaient à mettre à l’épreuve les policiers militaires jusqu’à dans la salle d’audience. Le journaliste militaire soviétique Evgueni Khaldeï a raconté comment il avait pris une de ses photos les plus célèbres. Depuis la zone pour la presse, la vue sur le bloc pour les accusés et la tribune pour les interrogatoires n’était pas très bonne. Le photographe courageux, qui a fait toute la guerre, voulait photographier Göring de face. Il a parlé au secrétaire du tribunal dont la place se trouvait au pied du bureau des juges et en face du bloc pour les accusés. En échange de deux bouteilles de whisky, le secrétaire a laissé Khaldeï prendre sa place. Le photographe a fait la photo qu’il voulait en provoquant la jalousie de ses collègues. C’était un risque, une violation de la discipline. La garde aurait facilement pu le faire sortir et révoquer son accréditation.
Révolte des officiers de la SS
Lors du procès, il y a eu des événements qui n’ont été perçus comme faits curieux que par la suite alors qu’à l’époque ses témoins n’en étaient pas du tout amusés.
Un matin d’été, les employés du tribunal se rendaient, comme d’habitude, au travail et ont vu un char américain près du palais de justice. En une seule nuit, les Américains ont érigé dans les couloirs du palais de justice des bunkers dans lesquels se trouvaient des soldats avec des armes automatiques et des mitrailleuses. Des postes anti-aériens ont été déployés sur le toit du palais. Même une personne non militaire aurait immédiatement compris que toute la garde américaine était en alerte. Il y avait quelque chose qui s’est passé.
Les Américains n’ont pas caché la raison de cette mobilisation: les prisonniers membres de la SS. Dès les premiers jours des travaux du tribunal, toute personne qui s’approchait du palais de justice remarquait des hommes en train de déblayer les décombres et de mettre de l’ordre dans le quartier sous la surveillance de soldats américains. Dans le palais, ils déplaçaient des meubles, nettoyaient les salles et effectuaient d’autres travaux similaires. C’étaient des prisonniers qui étaient membres de la SS. La nuit, ils ont été emmenés au camp dans des camions fermés.
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Göring et sa «dernière femme»
Les accusés aussi ont, plus d’une fois, donné au public une occasion de rire. Hermann Göring s’est particulièrement distingué.
«Il y a eu des périodes dans le travail du tribunal où les interrogatoires de Göring transformait le procès en spectacle, a écrit Alexandre Zviagintsev. La salle regorgeait de personnes souhaitant voir les interventions du Reichsmarschall. Ainsi, les 13 et 18 mars 1946, Göring a fait preuve d’une éloquence exceptionnelle. Le président du tribunal, Lord Lawrence, qui n’aimait pas du tout les hardiesses, n’a pas pu arrêter les éclats de rire qui accompagnaient le discours du "führer" des accusés dans la salle.»
Cependant, son sens de l’humour ne pouvait pas changer l’essentiel: Göring était un monstre même aux yeux de ceux qui le voyaient au procès tous les jours. Il était terrifiant même quand il n’était plus dangereux. Et même quand il agissait comme un gentleman et une personne décente.
Une histoire incroyable, dont Hermann Göring était le protagoniste, s’est produite avec l’interprète Tatiana Stoupnikova. Voici ce qu’elle écrit dans son livre:
«Par une chaude journée d’été au début d’août, je courais dans le couloir menant à la salle d’audience, à notre "aquarium" des interprètes dans lequel on pouvait entrer par une porte latérale au bout du couloir. Inutile de dire que nous étions censés être au travail avant que le greffier ne proclame: "Levez-vous! Les juges entrent!", c’est-à-dire avant le début de l’audience. Les retards n’étaient pas souhaitables et le strict chef américain des interprètes simultanés avait l’habitude de vérifier personnellement notre ponctualité. C’est pourquoi, sans rien remarquer aux alentours, je courais de toutes mes forces pour ne pas être en retard, mais soudainement j’ai glissé sur le sol, ai volé par inertie une certaine distance, et je serais probablement tombée si quelqu’un de grand et de fort ne m’avait pas saisi.
Au premier moment, je n’ai rien compris, je n’ai senti que la force de mains masculines. Je me suis retrouvée dans les bras d’un homme fort qui m’a empêché de tomber. Tout cela a duré probablement quelques secondes, ce qui m’a paru une éternité. Mais quand je me suis réveillée et que j’ai levé les yeux vers mon sauveur, il y a eu près de moi le visage souriant d’Hermann Göring, qui a réussi à me chuchoter à l’oreille: "Vorsicht, mein Kind!" ("Attention, mon enfant!"). Je me souviens avoir eu une peur bleue à cause de l’horreur...
Je ne sais pas comment je suis arrivée à la porte de "l’aquarium". Mais même ici, une nouvelle épreuve m’attendait. Un correspondant français est venu vers moi. Tout le monde nous connaissait, nous, les interprètes, parce que chaque jour nous étions assis dans la salle d’audience à côté des accusés à la vue de tous. Avec un clin d’œil sournois, le journaliste a déclaré en allemand:
"Maintenant, vous serez la femme la plus riche du monde". Et, remarquant évidemment ma confusion, il a expliqué: "Vous êtes la dernière femme dans les bras de Göring. N’est-ce pas clair?"
Oui, je ne pouvais pas le comprendre. Le Français n’a pas pris en compte l’essentiel, à savoir le fait que c’est une femme soviétique qui s’était retrouvée dans les bras d’un criminel nazi. Et cela dit tout. S’il y avait à ma place une Anglaise, une Française ou une femme d’un autre pays de l’autre côté du rideau de fer, il serait facile d’imaginer une telle fin.»
Et le Français ne savait pas non plus que Tatiana Stoupnikova venait d’une famille victime de répressions et que sa mission à Nuremberg était en soi quelque chose d’inédit. Les officiers de contre-espionnage soviétiques, qui étaient très pointilleux sur la fiabilité du personnel, ont fermé les yeux sur ce qui s’était passé, et «la dernière femme dans les bras de Göring» n’a pas été punie.
Sources:
Arkadi Poltorak «Épilogue de Nuremberg»
Tatiana Stoupnikova «Rien que la vérité. Procès de Nuremberg. Mémoires de l’interprète»
Alexandre Zviagintsev «Procès de Nuremberg»
Boris Efimov «Dix décennies»