Qui a besoin de spéculer sur l'une des pages les plus douloureuses de l'histoire russe et pourquoi? Comment protéger la vérité sur les victimes et l’exploit des habitants de Léningrad? Natalia Ossipova, responsable du projet Nuremberg. Le début de la paix, explique les raisons pour lesquelles notre société a été emportée par le jeu de «l'ambiguïté» et les pertes subies par la conscience historique 80 ans après le début du siège.
Dans le musée «Bunker de Jdanov», qui est situé sous l’institut Smolny, on trouve une statue d'un garçon de cinq ou six ans, vêtu d’un uniforme militaire, penché sur un bureau. Ce personnage a bien existé: il s’agit du fils d’Alexeï Kouznetsov, deuxième secrétaire du comité régional de Léningrad, membre du conseil militaire municipal, qui a d'ailleurs eu l'idée de planter des légumes dans les parcs et jardins de Léningrad, ce qui a grandement aidé les habitants pendant le siège. Vous souvenez-vous de la célèbre photo montrant de gros choux avec la cathédrale Saint-Isaac en arrière-plan? Tout cela est bien vrai. Kouznetsov a fait évacuer deux de ses enfants et sa femme, mais son plus jeune fils est resté avec lui et a vécu dans ce bunker. C'était l'éthique du siège à laquelle ont notamment obéi les dirigeants de Léningrad. Oui, nous parlons du fameux bunker de Jdanov au sujet duquel le journalisme dénonciateur et l'historiographie engagée ont construit des légendes et des mythes après la perestroïka: c’est là-bas qu’auraient été apportés des agneaux encore vivants, des poules pondeuses, des saucissons et des jambons, des babas au rhum et des bonbons.
Mais vous pouvez aller au bunker vous-mêmes pour voir de vos propres yeux ce à quoi il ressemble. Portes épaisses, petites pièces aux plafonds bas, seuils hauts cloisonnant les zones: on a une sensation de promiscuité, de lourdeur, de raideur, comme si on était dans un sous-marin. Cependant, selon un apocryphe dénonciateur, c'est ici que les chefs cyniques du parti ont célébré et condamné les habitants à la famine avec leur gestion médiocre, tout en exécutant les ordres de Staline de détruire la ville éprise de liberté qui avait préféré Kirov au petit père du peuple. Alors que les Allemands... Les Allemands n'auraient pas été contre de faire sortir les gens de la ville pour sauver des milliers de vies et de leur offrir un demi de bière bien fraîche.
Le discours de propagande, qui renverse toute l'histoire du siège et réduit à néant l’exploit des habitants de Léningrad, s'est développé sans relâche au cours des 30 dernières années. Ses promoteurs ont à tel point réussi qu'à un moment donné il est devenu embarrassant de parler de la grandeur et de l'héroïsme de celles et de ceux qui avaient survécu au siège, sans s'excuser à l'avance et sans parler de cannibalisme, de nécrophagie, de spéculations sur le marché noir, de cupidité et de déshumanisation générale.
Nous n'avons pas remarqué comment l'agenda de la déconstruction du siège nous a été imposé. Notez que personne, à l'exception peut-être des scientifiques, n'entre dans le champ public avec un message direct et clair sur l’exploit des habitants de Léningrad pendant le siège.
Regardons les exceptions. Des historiens, publicistes, experts, archivistes, traducteurs, diplomates se sont réunis à Saint-Pétersbourg pour participer à la conférence Le procès de Nuremberg. Le sort et le rôle du siège de Léningrad, qui a coïncidé avec le 80e anniversaire de cet événement historique, pour discuter des questions controversées de la recherche sur le siège de Léningrad. C’est une fausse impression que cet événement historique ait été inscrit pour toujours dans les livres scolaires, et que ce qui est écrit reste écrit. Hélas, l'histoire est devenue une science politique, ce qui signifie qu'elle est sensible à la conjoncture.
Il est surprenant que des batailles se jouent autour des décisions qu’on pensait inconditionnelles du tribunal Nuremberg au sujet du siège de Léningrad. L'un des événements les plus importants de l'histoire de la Grande Guerre patriotique a été insuffisamment étudié et dispose d'une base de sources insuffisante: tous les documents n'ont pas encore été mis dans la circulation scientifique, déclassifiés, publiés, ce qui donne lieu à de multiples interprétations. Cela peut aller très loin: «Le procès de Nuremberg n'a pas prouvé la responsabilité des Allemands dans l’organisation de la famine». De là, il ne reste qu’un pas à faire: les grands festins dans le bunker de Jdanov, le régime soviétique qui a tué des milliers de personnes et n'avait donc pas le droit d’exiger des comptes aux nazis à Nuremberg.
Or, les habitants de Léningrad ont apporté une contribution majeure à la collecte de preuves et à la préparation du procès. Les témoins soviétiques les plus célèbres viennent de Léningrad: le prêtre Nikolaï Lomakine, doyen de toutes les églises de la ville et de sa région pendant le siège, qui a parlé des cours des églises remplies de cadavres, des bombardements des cimetières, de la famine; Joseph Orbeli, directeur du musée de l'Ermitage, qui a tenu tête à un avocat nazi et a prouvé que les 30 obus tirés sur le musée n'étaient pas un accident, vu qu'un seul obus avait été tiré sur le pont du Palais, à proximité, mais une destruction délibérée de biens culturels; Iakov Grigoriev, agriculteur du village de Kouznetsovo du district de Porokhovski (faisant alors partie de la région de Léningrad), qui a parlé de civils brûlés, dont le plus jeune avait quatre mois et le plus vieux 108 ans. L'affaire du siège a été discutée pendant plusieurs jours: les 19, 22 et 27 février 1946. Au cours du procès, il a été question non seulement de la destruction de Léningrad, mais aussi de Pavlovsk, de Tsarskoïe Selo, de Peterhof et de Mikhaïlovskoïe, qui faisaient alors partie de la région de Léningrad. D’après un acte de la commission de la ville de Léningrad, qui a été soumis au tribunal, en violation de toutes les conventions de guerre signées par l'Allemagne, 107.158 bombes incendiaires et bombes explosives ont été larguées sur des civils pendant les près de 900 jours du siège, plus de 150.000 obus d'artillerie ont été tirés sur la ville. 16.747 habitants de Léningrad ont été tués et 33.782 blessés lors de ces bombardements. Il est impossible d’établir le nombre exact de décès dus à la famine: 632.000 personnes selon les uns, environ 800.000 selon d’autres, 1.200.000 ou 1.800. 000 selon d’autres encore.
Parmi les 200 tonnes [sic] de documents soumis par la partie soviétique au tribunal de Nuremberg, la contribution de Léningrad, bien qu’insuffisamment appréciée, est importante.
Malheureusement, pour de nombreuses raisons, parfois absolument pas politiques, mais liées à la conjoncture, notre pays n'a pas publié de documents sur Nuremberg en 75 ans. Le fait que nous n'ayons pas publié notre part – non seulement les transcriptions des sessions en russe, mais aussi le corpus de preuves et l’ensemble des documents déposés au tribunal – nous permet de dire qu'un recueil complet de documents sur le procès n'existe pas. Après tout, les éditions anglaise, française et allemande, qui contiennent des transcriptions et des documents soumis par les trois autres pays participants, à savoir le Royaume-Uni, les États-Unis et la France, ne peuvent pas être considérées comme complètes sans les documents soviétiques.
Or, cette lacune fait l'objet de nombreuses spéculations, parfois amusantes, mais plus souvent scandaleuses. Par exemple, l'un des arguments utilisés dans la lutte contre la vérité historique est de dire que la culpabilité des Allemands dans le siège n'a pas été prouvée à Nuremberg. Leur culpabilité a bien été prouvée, mais à l'époque il n'y avait aucune interdiction en droit international de conduire une guerre ou de réaliser un génocide par la famine. Et les nazis en ont profité. Ce n'est qu'en 1946 que le concept de génocide est introduit en tant que crime, et l'interdiction de mener une guerre par la famine sera fixée dès 1977 dans les Conventions de Genève. Mais tout cela arrivera grâce au procès de Nuremberg et à la tragédie du siège de Léningrad. Dans le verdict, le chef d’accusation relatif au siège de Léningrad concerne Alfred Jodl, chef d'état-major de la direction opérationnelle du haut commandement de la Wehrmacht: «destruction aveugle d’une ville». Mais les propagandistes anti-siège n'ont évidemment pas l'intention de révéler au public ces détails trop complexes.
Le deuxième sujet de spéculation globale, qui est relativement nouveau, est que les Allemands étaient prêts à sortir les civils de la ville et à les nourrir, et que donc c’est le «pouvoir soviétique cannibale» qui est coupable de la mort des habitants de Léningrad assiégée. Pourtant, l'historiographie a accumulé beaucoup de preuves à ce sujet. Le 8 juillet 1941, Franz Halder, chef d'état-major du commandement de l’Armée de terre allemande, a écrit dans son journal à l'issue d'une réunion du haut commandement de l'armée allemande: «La décision du Führer est ferme: il faut raser Moscou et Léningrad afin de se débarrasser complètement de la population de ces villes, que sinon nous devrons nourrir pendant l'hiver». Ce document a été présenté au procès. Le 16 septembre 1941, Hitler a déclaré lors d’une rencontre à la chancellerie du Reich avec Otto Abetz, ambassadeur d'Allemagne à Paris: «Le nid empoisonné de Saint-Pétersbourg, d'où le poison se déverse dans la mer Baltique depuis si longtemps, doit disparaître de la surface de la Terre. La ville est déjà assiégée, il ne reste plus qu'à la soumettre aux tirs d'artillerie et aux bombardements jusqu'à ce que l'approvisionnement en eau, les centres d'énergie et tout ce qui est nécessaire à la vie des habitants soient détruits. Les Asiatiques et les bolcheviks doivent être expulsés d'Europe. La période de 250 ans de l'asiatisme doit prendre fin.»
Le 18 septembre 1941, Hitler a ordonné de ne pas accepter la reddition de Moscou et de Léningrad, si celle-ci était proposée. Des années plus tard, le Führer envoie ses salutations aux amateurs du magazine et de la chaîne de télévision Dojd*, qui n'ont pas pris la peine de rechercher sur Google les «documents sur le siège». Il était impossible de «livrer Léningrad» au sens où ils l’entendaient: avec de la bière et une bonne tranche de jambon pour les traîtres. Les nazis ne voulaient pas nourrir les habitants de la ville. Le 21 septembre 1941, le département de la défense du haut commandement de l'armée allemande a écrit une note analytique déclarant que: «Premièrement, nous bloquerons hermétiquement et détruirons Léningrad avec de l'artillerie et peut-être avec de l'aviation. Et lorsque la terreur et la famine auront fait leur travail, nous ouvrirons certaines portes et laisserons sortir des personnes désarmées. [...] Les restes de la "garnison de la forteresse" y resteront pour l'hiver. Au printemps nous envahirons la ville (si les Finlandais peuvent le faire plus tôt, nous ne nous y opposerons pas), nous emmènerons tout ce qu’il y restera de vivant vers l'intérieur de la Russie et transférerons la zone située au nord de la Neva à la Finlande». Pensez-vous que c'est la preuve que les habitants auraient été nourris? Non, ce n'est pas le cas. Les nazis allaient proposer à Roosevelt à des fins de propagande soit de nourrir la population de Léningrad ayant survécu après la terreur et la famine, soit d'amener des gens en Amérique sur des navires sous pavillon neutre. Ils allaient le proposer, sachant que cela n'arriverait pas.
Le 22 septembre 1941, la fameuse directive secrète (qui a été présentée au procès de Nuremberg) sur l'avenir de la ville de Saint-Pétersbourg est publiée, selon laquelle «le Führer a décidé de raser la ville de Saint-Pétersbourg de la surface de la Terre. Après la défaite de la Russie soviétique, il n'y a aucun intérêt de maintenir cette grande localité [...]. Il est proposé d’assiéger la ville et de la raser par des tirs d'artillerie de tous les calibres et des bombardements continus.» Si cela ne suffit pas, voici un autre ordre, en date du 13 septembre 1941, concernant la 1ère division d'infanterie de la Wehrmacht sous le commandement du général de division Philip Kleffel, stationnée à quelques kilomètres de Léningrad: «Devant la division, il y a une section du front: c’est l'encerclement de Saint-Pétersbourg avec les civils. Nous allons la traiter comme une forteresse et la forcer à se rendre par la famine. Ce combat exige que nous n'ayons pas la moindre pitié pour la population affamée, pas même pour les femmes et les enfants. Les Russes ont commis des crimes atroces contre nos camarades, là où cela a été possible. Par conséquent, j'ordonne qu'aucun soldat russe ni aucun civil, qu'il soit homme, femme ou enfant, ne puisse traverser la ligne de front. Ils doivent être tenus à distance par les tirs de nos unités en première ligne, et s'ils percent, il faut leur tirer dessus.»
Au moment du procès de Nuremberg, l’intégralité de ces documents n'était pas connue des historiens et des juristes: le procès était préparé et mené de façon assez rapide. Mais aujourd’hui, nous avons le temps de «travailler avec les documents» en profondeur et de les publier avec des commentaires et des photos non seulement à l’attention des spécialistes, mais aussi du grand public. J'espère que l'Institut d'histoire de la défense et du siège de Léningrad nouvellement créé s’en occupera.
C'est bien que cet Institut soit créé, mais c'est mal qu’il ne le soit que maintenant. C’est aussi le cas du bunker de Jdanov qui n'a été transformé en musée qu'en 2019, alors que des mythes sur des festins blasphématoires circulent depuis 30 ans.
L'État et la société sont en retard. Mais cela est compréhensible. Nous ne nous attendions pas à ce qu'une attaque humanitaire, idéologique et spirituelle soit lancée dans ce sens. Nous n'étions pas prêts pour une campagne massive planifiée destinée à détruire la mémoire historique et dévaluer l’exploit des habitants de Léningrad assiégée.
Pendant longtemps, nous avons hésité à parler du grand nombre de victimes parmi les civils. Pour une nation dont l'identité nationale est fondée sur l'exploit, l'héroïsme, la Victoire, et non sur la reddition et la défaite, il est difficile de trouver un langage pour parler de souffrance et de martyre. Seulement 75 ans après le procès de Nuremberg, nous avons eu un débat public sur le grand et douloureux sujet qu’est le génocide commis contre la population civile de l'URSS, et nous sommes prêts à qualifier de génocide, y compris juridiquement, les massacres et la terreur dirigés contre les citoyens soviétiques. Le siège de Léningrad est un cas extrême et grave de génocide. Et lorsque nous avons décidé d'aborder le sujet, il s'est avéré qu'il existe depuis longtemps un puissant discours négatif. Voulez-vous parler des victimes? Très bien! Nous sommes accueillis par des écrivains, des historiens, des cinéastes qui ont préparé des citations, des mémoires, des lettres, des journaux intimes et des réflexions purement artistiques. Toute une industrie a été créée pour étudier la faiblesse et la bassesse, qui avaient bien sûr été présentes aussi dans la ville assiégée. Nous avons grandi avec les histoires de scientifiques qui n'avaient pas mangé un seul grain de la collection de Vavilov et d'employés de zoo qui avaient sauvé un hippopotame, qui s’étaient privés de tout ce qui leur était nécessaire: bref, sur les exemples de personnes qui avaient refusé d'être victimes en choisissant la dignité et l’humanité. Mais soudain, tout ce qui est élevé, pur, inaccessible comme l’exploit des saints, est remis en question. On nous dit que tout ne s’est pas déroulé comme ça! Regardez, voici un bras coupé suspendu à l'extérieur de la fenêtre givrée, et voici une jambe cuite pour en faire une viande en gelée. Mais ceux qui veulent réécrire l'histoire du siège ne peuvent fournir que des preuves douteuses: il n’y a qu’une photo de baba au rhum et le journal de l'employé du parti Ribkovski, dont la fiabilité et l’origine suscitent de nombreuses questions. Les historiens sont fatigués de répondre aux questions sur «la gourmandise de Jdanov»: il ne pouvait pas manger de sucre à cause de son diabète. Mais peu importe: un seul fait déterré est généralisé. Et voici qu’au lieu d'un héros-défenseur qui va à pied à travers la ville pour se rendre dans une usine ou un hôpital, apparaît un tueur-maraudeur qui attire ses victimes dans son appartement pour les tuer avec une hache et les manger. Une espèce d’Hannibal Lecter. Les personnes ignobles aiment penser que l'héroïsme et la sainteté n'existent pas.
Alexeï Krassovski tourne le film La Fête, qui montre la ville assiégée: un scientifique qui travaille sur une arme biologique et sa femme, qui s'accroche à des rations spéciales, leur fille qui enchaîne les aventures amoureuses, un déserteur extorqueur et même une voleuse. L'intrigue tourne autour de la nourriture. Avec cela, la seule femme qui souffre de la famine et qui s'évanouit constamment dans le film a le visage d’une personne très bien nourrie. C'est, pour ainsi dire, un tas d'escrocs qui ont mangé à leur faim pendant le siège. Bien que les chercheurs soutiennent: oui, il y avait une hiérarchie de consommation, en fonction du rôle dans l'économie urbaine et militaire, mais il ne s'agissait en aucun cas d'excès, mais d'une double ration. En même temps, il existe un exemple réel d'un scientifique de renommée mondiale, physiologiste célèbre, le prince Alexeï Oukhtomski, auteur de la théorie du dominant, qui, malgré des propositions répétées d'évacuation, est resté dans la ville et y est décédé en 1942 de famine et de maladies. Voici un héros pour un film plutôt qu’un faux biologiste, n’est-ce pas? Mais non, bien sûr que non: un héros qui, sur son lit de mort, achève son travail scientifique et aide la ville ne peut pas être «vendu» aux festivals et à la presse progressiste.
Le Journal du Siège d'Andreï Zaïtsev, qu’on peut voir aujourd’hui dans certaines salles de cinéma, aborde le sujet de la faiblesse d'une manière différente. Il n'y a pas de héros, pas même de méchants, tous les personnages ont perdu leur apparence humaine ou leur esprit, sont devenus en quelque sorte des ombres, des zombies qui errent dans une ville glacée dans laquelle il n'y a pas de vie. Ils jettent des cadavres dans les escaliers, choisissent lequel des enfants ils ne veulent pas nourrir, dévorent avidement le pain des orphelins. Mais ils le font déjà sans étincelle, sans entrain. On nous dit: tout cela est documentaire, le film est basé sur les journaux intimes de Bergholtz et de Granine. Vous avez bien sûr déjà entendu parler d'une femme qui avait nourri son enfant avec le cadavre de son autre enfant? Pourquoi ne pas faire un film dans lequel une femme décide d'affamer l'un de ses enfants pour que la famille puisse survivre et dire qu'il a été tourné d'après les journaux de Bergholtz? Après tout, c'est cette poétesse qui a formulé le caractère sacré de l'exploit du siège dans nos esprits. Après tout, ce sont ses grandes lignes «Personne n'est oublié, rien n'est oublié» qui sont devenues la formule de notre mémoire historique. C’est pourquoi un film sur la façon dont les personnes perdent leur apparence humaine dans la ville assiégée est, bien sûr, tourné avec l’appui de l'autorité d’une poétesse.
Les déconstructeurs traitent séparément Olga Bergholtz, personnage clé de l'histoire du siège. Nous avons lu le livre de Polina Barskova Le Septième Alcalin (prix de l'Académie des critiques du prix NOS). Plongeant dans l'environnement littéraire du siège, l'auteur présente un angle de vue curieux: la «modeste travailleuse littéraire» Lidia Guinzbourg s'oppose à l'opportuniste Bergholtz, qui «veut transformer un million de morts en succès littéraire» et veut non seulement survivre, mais aussi réussir. Anna Akhmatova y écrit ses fameuses lignes «et le courage ne nous quittera pas» et quitte précipitamment la ville, tandis que sa poésie Le Courage «est insufflée aux habitants de la ville assiégée par sa voix merveilleuse à la radio». Ensuite, l’auteur qui a supposé de façon infondée que le film Il est difficile d'être Dieu d’Alexeï Guerman parle en fait du siège de Léningrad, présente les images du film comme des faits historiques: «La ville est couverte d'excréments et de saleté, il y a des violences, des humiliations et des carnages qui ont lieu constamment dans la ville». En revanche, l'auteur du roman Le Siège, Anatoly Darov (Doukhonine), collaborateur et employé de la presse nazie de l’armée de Vlassov, capable de «décerner les contours de la réalité dans le flux de la propagande», crée, selon Barskova, une «encyclopédie» et un «atlas» de civilisation de la ville assiégée, auxquels il faut faire confiance parce que la censure soviétique ne les a pas retouchés.
Pendant que les scientifiques travaillent dans des archives en étudiant des documents, nous avons une sacrée chaudière médiatique qui transforme la mémoire historique en anecdotes, potins, caricatures méprisables et fantasmes pestilentiels. Mais on ne peut pas préposer un historien à chaque lecteur ou spectateur.
Nous ne pouvons même pas discuter calmement de la question de savoir si les habitants de la ville assiégée sont des héros ou des victimes. Car la réponse sereine est la suivante: dans l'interprétation juridique de la notion de génocide, ils sont, bien sûr, des victimes. C'est ainsi que le droit international moderne l'envisage. Du point de vue de la mémoire historique du peuple, ce sont des héros qui ont survécu et n'ont pas perdu leur côté humain. Ils se sont préservés et ont préservé la ville. Ils sont restés humains.
Un de nos chercheurs a dit à un forum: c'est dommage que nous ne puissions pas amener nos enfants à Auschwitz comme on le fait en Israël.
Nous ne le pouvons pas. Mais nous pouvons amener tous les enfants du pays au cimetière Piskarevskoïe, le plus grand cimetière de la Seconde Guerre mondiale. Un demi-million de morts, 186 fosses communes, des collines couvertes d'herbe sans croix, étoiles ou monuments. Une terre pleine de tristesse. Nos morts, qui ne nous ont pas laissés en peine pendant toutes ces années. Maintenant, c'est nous qui devons les protéger. Et apprendre aux enfants à se protéger des vivants, qui savent mentir de façon si sophistiquée sur les morts.
*Média agissant en tant qu'agent étranger.