Le procès de Nuremberg avait un autre nom, un non-officiel: «le procès des six millions de mots». C'est le nombre exact de mots prononcés au procès, c'est le nombre de mots traduits par les interprètes simultanés, c'est le nombre de mots que le monde a entendu et lu. Au tribunal international des criminels nazis, 315 journalistes et écrivains de 31 pays ont travaillé. Pendant les mois où se déroulait le procès de Nuremberg, des milliers d'articles et d'essais ont vu le jour, 25.000 photographies ont été prises, plusieurs dizaines de films ont été tournés.
«Par un matin froid, humide et brumeux de novembre 1945, deux avions de transport Dakota ont décollé de l'aérodrome central de Moscou, en direction de l'ouest, se souvenait Daniil Kraminov, chef du bureau berlinois de [l’agence de presse] TASS. Sur les durs bancs de métal, disposés le long des murs avec de rares fenêtres rondes, se trouvaient des personnes qui n’étaient plus jeunes, vêtues de façon un peu démodée, mais chaudement. Leurs noms, inscrits par l'hôtesse de l'air sur la liste de passagers, étaient bien connus en Union soviétique, ainsi qu'à l'étranger.»
C'étaient des caricaturistes, cinéastes et cameramen de renom, des correspondants de guerre bien connus. Tous se rendaient à Nuremberg: au total, 45 personnes ont représenté les journalistes et les documentalistes soviétiques au tribunal international. Le groupe comprenait également des écrivains éminents: Vsevolod Vichnevski, Leonid Leonov, Konstantin Fedine et Vsevolod Ivanov, Semen Kirsanov et Youri Ianovskiï. Les meilleures plumes du journalisme soviétique étaient affûtées: elles devaient transmettre au monde entier la nécessité du châtiment décidé à Nuremberg.
Mort à la mort!
L'idée, que ceux dont les paroles avaient un sens pour le monde devraient condamner le mal nazi, n'était pas nouvelle. À l'été 1942, alors que la décision sur le futur tribunal n'était pas encore finalisée, Harry Hopkins, compagnon de Roosevelt, a proposé de créer une commission internationale non officielle, qui comprendrait des personnalités reconnues de différents pays. Julio Alvarez del Vayo, publiciste et socialiste qui a fui le régime franquiste, représenterait l’Espagne. Carlo Sforza, homme politique également en exil, devenu plus tard ministre des Affaires étrangères, représenterait l’Italie. Alexeï Tolstoï, fameux «comte rouge» qui, une fois revenu en URSS, a réussi à bien intégrer la nomenklatura soviétique, lauréat de trois prix Staline du premier degré, devrait représenter l’Union soviétique, pays centré sur la littérature.
Il est à noter que c'est Tolstoï qui a participé au premier procès public au monde de criminels nazis, qui a eu lieu en décembre 1943 à Kharkov. Le procès de Kharkov a non seulement créé un précédent juridique, mais a également posé les principes selon lesquels ce genre de procès a été par la suite couvert par la presse. Ainsi, à Kharkov, outre la presse soviétique, des journalistes du New York Times, du Times et du Daily Express ont été présents.
«En 1945, on a voulu faire un documentaire sur Tolstoï à partir de films d'actualités, se souvenait le poète Valentin Berestov. Il s'est avéré qu’Alexeï Nikolaevich a surtout été filmé en tant que membre de la Commission extraordinaire d'enquête sur les crimes fascistes. Le fascisme reculait en dévoilant ses terribles traces. On préparait une facture qui sera présentée plus tard au procès de Nuremberg.»
Après la mort de Tolstoï en février 1945, c’est peut-être Ilya Ehrenbourg qui était le publiciste le plus célèbre. Le plus grand spécialiste de la propagande antinazie, il était correspondant de guerre en Espagne, et n’est rentré définitivement en URSS que lorsque les nazis ont occupé Paris. Pendant la guerre, Ehrenbourg a publié 1.500 articles, a été le premier à utiliser l'expression «jour de la Victoire» et a proposé l’appel «Tue l'Allemand!» Il était impossible de surestimer sa parole pendant les années de guerre, les journaux avec ses publications étaient lus de bout en bout. Hitler a qualifié Ehrenbourg de pire ennemi de l'Allemagne et, à la fin de la guerre, même la propagande soviétique officielle a dû le rappeler à l’ordre, considérant que sa rhétorique et son style incitaient à la haine à l’égard du peuple allemand.
Le pire ennemi de l'Allemagne
Le procès a commencé le 20 novembre 1945. L'écrivain était alors en Europe, d'où il envoyait ses Lettres de Yougoslavie à Izvestia. Ayant reçu une proposition d'aller à Nuremberg, Ehrenbourg, qui avait déjà un certain âge et était légèrement vêtu, a décidé d'acheter un manteau. Dans la Belgrade d'après-guerre, cela s'est avéré être un problème, jusqu'à ce qu'un commerçant juif, qui a miraculeusement survécu, ait appris les plans de l'écrivain. Il a déclaré: «Trois fourreurs ont échappé à la mort. Si Ilya Ehrenburg va au procès des sangsues, nous mourrons mais nous lui procurerons un manteau. Qu'ils voient que nous pouvons coudre. Vous devez dire qu'ils doivent tous être pendus...». L'écrivain est arrivé à Nuremberg dans une luxueuse demi-pelisse.
Le quota d'admission au palais de justice pour les Soviétiques était déjà épuisé, mais le publiciste a menacé: «Je vais partir immédiatement. Qu'on sache qu'Ehrenburg n'a pas été autorisé à participer au procès des brigands hitlériens». Un laissez-passer a été délivré. Ehrenbourg était connu dans le monde entier et dans les couloirs du palais de justice, il était constamment assailli par ses admirateurs. Les prévenus l'ont également reconnu. Le caricaturiste soviétique Boris Efimov se souvenait: «L'apparition de sa tête grise hirsute et de sa silhouette légèrement voûtée dans un costume marron en laine avec de nombreuses insignes sur sa poitrine ne passe pas inaperçue… Je vois le regard terne de Rosenberg se tourner vers la personne qui est entrée, Keitel tourner légèrement son visage hautain, et même Göring donner un coup d'œil à Ehrenburg avec ses yeux gonflés et injectés de sang.»
À Nuremberg, Ilya Grigorievich a écrit deux essais qui contiennent tout ce dont se distingue la chronique judiciaire du procès: du mépris des criminels à la conviction dans la victoire future de l'humanisme, des rappels concernant des larmes et du chagrin versés par l'Europe à la haine à l'égard du régime fasciste. Morale de l'histoire: «Quant aux personnalités des prévenus, que puis-je en dire? Devant nous se trouvent des petits méchants qui ont commis les plus grandes atrocités. Chacun d'eux est spirituellement et mentalement si insignifiant qu'en regardant le bloc des accusés, vous vous demandez: est-ce que ce sont ces dégénérés malfaisants et lâches qui ont transformé l'Europe en ruines et tué des dizaines de millions de personnes?
Mais s'il faut du génie pour créer, il n'est pas nécessaire pour détruire: un dégénéré pourrait tuer Pouchkine, et un sauvage pourrait brûler les livres de Tolstoï. [...] On sent le souffle chaud de l'Histoire. Les criminels seront pendus: la conscience l'exige. Non seulement les fascistes seront condamnés, mais le fascisme le sera également. Seront condamnés ceux qui l'ont mis au monde et ceux qui veulent le ressusciter: ses précurseurs et ses successeurs. Les peuples ont trop souffert, ils ne quittent pas Nuremberg des yeux. Voici une vieille femme monténégrine dont les Allemands ont brûlé les enfants, et des amis de Gabriel Péri, et cette femme de Marioupol qui m'a raconté que lorsque les Allemands ont déshabillé sa fille, celle-ci s'est écriée: "Il fait froid, monsieur, je ne veux pas me baigner", mais le "monsieur" l'a enterrée vivante, voici la veuve d'un soldat russe, voici les enfants de Lidice, tout le monde est ici, voici tous mes proches, tous mes amis, les gens qui ont un cœur, et ils disent tous: "Nettoyer la terre des fascistes! Nettoyer des âmes, des têtes des miasmes du fascisme. Qu'il y ait des épis, des enfants, des villes et des poèmes, et qu'il y ait de la vie! Mort à la mort!"» (Izvestia, 1er décembre 1945).
Rien n'est oublié
Staline a personnellement approuvé une liste de 24 journalistes soviétiques à envoyer à Nuremberg. Ensuite, la délégation soviétique s'est progressivement étendue à 45 personnes: à la fois en raison de la concurrence entre le Sovinformburo et TASS, et afin de ne pas être en retard par rapport à la couverture du procès par les Britanniques et les Américains. Les publications sur le procès dans le journal Izvestia étaient accompagnées d'une série de caricatures de Boris Efimov: La ménagerie fasciste. La délégation comprenait également trois célèbres caricaturistes du groupe Koukryniksy: Mikhaïl Kouprianov, Porfiri Krylov et Nikolaï Sokolov.
Bien sûr, ceux qui sont venus au tribunal de Nuremberg avec «un Leica et un carnet» étaient tous très différents: par leur talent, leur tempérament, leur rang. Mais ils avaient une chose en commun: presque tout le monde avait été au front et était personnellement convaincu dans la justice du châtiment. Boris Polevoï (cinq décorations militaires), David Zaslavski, Mikhaïl Dolgopolov (à Nuremberg, il était un des plus âgés ce qui lui a valu le surnom de «papa», il écrivait sur le cirque du temps de la paix), le lieutenant-colonel Youri Korolkov, Vassili Velitchko, Viktor Chesterikov avaient été correspondants de guerre.
Au début du procès, ils ont été surtout frappés par la médiocrité paisible des accusés. «Une fois dans un couloir glacial, je discutais avec Vsevolod Ivanov, se souvenait Boris Polevoï, qui a écrit de nombreux essais sur le tribunal. Il m'a demandé, perplexe: "Comment comprendre tout ça?" Je lui ai répondu: "Je ne sais pas". Ce n'était pas difficile pour les juges de comprendre: les éléments du crime étaient réunis. Alors que nous, les écrivains, voulions comprendre autre chose: comment ces gens sont-ils devenus capables de tout ce dont il était question, et comment d'autres personnes ont-elles pu exécuter leurs ordres sans poser de questions? On voulait comprendre, mais on ne pouvait pas. […] De la comptabilité sanglante, rien que ça». La définition de «la banalité du mal» n'apparaît que des années plus tard.
Mais après les preuves des actes nazis présentées au tribunal, même les hommes qui ont vu beaucoup de choses dans leur vie ne pouvaient pas s'endormir sans somnifères. Le même Boris Polevoï a écrit qu'après l'interrogatoire de Göring il ne pouvait trouver l'oubli que dans une seule chose. Les paroles forcées du «nazi numéro deux» d'Allemagne et du «fidèle paladin d’Hitler» à propos de l'homme soviétique «mystérieux», que l'Europe bourgeoise ne comprenait pas et ne comprend pas, lui ont rappelé sa connaissance rencontrée au front: le pilote de chasse Alexeï Maressiev. Le roman Histoire d'un homme véritable a été écrit en 12 jours. C'est Nuremberg qui a finalement transformé Polevoï d'essayiste en un prosateur bien connu dans tout le pays.
Les «khaldeïnik» et les «courafey»
Si l'on parle dans l'argot accepté des meilleures plumes, Boris Polevoï a subi une transformation: de «khaldeïnik» il est devenu «courafey». Le fait est que dans la ville détruite, les journalistes vivaient selon leur statut. Ceux qui était reconnus et honorés – en un mot, des coryphées – avaient des chambres au Grand Hôtel. Ceux qui n’avaient pas beaucoup de notoriété, étaient hébergés dans un camp pour la presse, situé dans l’enceinte du palais de Johann Faber, fabricant allemand de crayons. C'est pourquoi l'hôtel a eu le surnom de «courafeïnik» (du mot «coryphée») et le camp pour la presse «khaldeïnik», d’après le capitaine Evgueni Khaldeï, photojournaliste. Le deuxième surnom du château de Faberschloss était le «château de l'horreur» en raison de l'incroyable mauvais goût de son mobilier.
Mais l'Histoire efface la différence de statut. Konstantin Fedine vivait bien sûr dans le «courafeïnik» (en chemin vers Nuremberg, à Berlin, il a eu un accident de voiture et n'est arrivé à Nuremberg qu'à la mi-janvier).
Mais dans sa jeunesse, il gagnait sa vie en jouant du violon dans le «khaldeïnik», où il y avait alors un restaurant. Fedine avait quitté Nuremberg au début de la Première Guerre mondiale, et il y est revenu 30 ans plus tard, portant à travers le monde l'écho amer d'une autre guerre. Ses essais sont peut-être les plus poétiques. Les criminels y sont sculptés de manière saisissante (Fumée dispersée), les témoins de l’accusation et les prisonniers de Mauthausen et d'Auschwitz y appellent à la vengeance (Du haut de la dernière marche). Sur une chaloupe cassée: «Quand je regarde sur le bloc pour les accusés, il me semble être une chaloupe cassée, sur laquelle se cramponnent des pirates à moitié morts. La chaloupe craque. Il n'y a plus de cordage, ni de bouée de sauvetage, ni d’épave fiable. Tout a été emporté par une forte vague. Mais les mains accrochées aux côtés sont convulsivement fortes dans leur emprise mortelle. [...] Pendant des années, ils ont commis des vols dans les eaux libres illimitées du globe. Leurs équipes sont allées loin des côtes allemandes: dans l'Atlantique et la mer de Barents, dans l’océan Indien et le Grand-Océan. Partout où l'homme naviguait, ils se sont efforcés d’établir une domination sans merci. Partout où leurs obus et sous-marins en acier allaient, l'eau bleue claire des mers était tristement troublée de sang humain.» (Izvestia, 25 janvier 1946).
Leonid Leonov, qui avait déjà été chroniqueur judiciaire au procès de Kharkov, était plutôt furibond. Ses paroles ont également été connues dans le monde: en 1942, Leonov a écrit deux lettres à «Un ami américain inconnu», dans lesquelles il a rappelé la responsabilité de tous les pays pour le sort de l'humanité et de la nécessité d'ouvrir un deuxième front. Les lettres ont été diffusées par les plus grandes stations de radio américaines. Au milieu des années 1940, les œuvres de Leonov étaient traduites en anglais aux États-Unis.
Les Nains de la science, essai sur les expériences menées sur les prisonniers de Dachau par les grands noms de la médecine nazie: «Il me semble que la lassitude de toute civilisation commence par l'obscurcissement de la morale nationale. En 1.000 ans, combien de fois l'Occident a-t-il essayé de vider et de nettoyer les vieux réservoirs négligés de sa culture? Les bienfaits de la civilisation deviennent une malédiction pour les hommes lorsqu'ils ne sont pas sanctifiés par le rêve du bonheur universel. La civilisation sort alors sur la route principale de l'Histoire, devant une bête misérable et minable, et ronge tout ce qui vient à sa rencontre jusqu'à ce que quelqu'un en colère avec un bâton lui donne une leçon. [...] Je vous salue d'ici, à tous les médecins de mon pays, à tous les généraux et soldats de la médecine soviétique, qui se réjouissent comme si c’était leur bonheur personnel, accueillant dans leurs bras un petit corps d'un nouveau citoyen de l'univers, et pleurent comme si c’était leur propre malheur, quand la mort arrache sa proie de leurs mains. Je pense à notre simple médecin de campagne [...], qui a parfois pour seul outil sa compétence et sa compréhension parfaite de l'ingénierie du corps humain. Il voit en l'homme non pas un lapin, comme ces nains de Dachau, mais avant tout un créateur libre de pain, de chansons et de machines. Seuls les êtres vraiment vivants savent apprécier la vie. C’est pourquoi, un médecin inconnu quelque part dans une petite ville de Tchistopol sur la Kama me semble, depuis la ville universitaire de Nuremberg, le plus grand humaniste du monde.» (Pravda, 22 décembre 1945).
Du pathétisme au pamphlet
Mais le porte-parole soviétique le plus fort parmi les nombreuses voix du tribunal était, bien sûr, Vsevolod Vichnevski, qui a écrit plus de 20 essais à Nuremberg. Capitaine de 1er rang, qui a eu ses premières récompenses lors de la Première Guerre mondiale, il répondait à la manière militaire même aux félicitations: «Je sers l'Union soviétique!». Vichnevski considérait que sa tâche était «une analyse scientifique et systématique du national-socialisme: de la "modernité" capitaliste contemporaine sous l'apparence allemande». Et ses essais, il les écrivait de manière tout aussi pathétique. Rien n'est oublié: «L'idée des criminels assis sur le banc des accusés était d'une envergure aventureuse: "L'Allemagne, c'est l'Europe", "L'Allemagne, c'est le globe", ont-ils déclaré. Avec leur cri rauque venant de Berlin, ils voulaient commander toute l'humanité, la retourner à leur guise, et la dresser à la lumière des torches allemandes et au rugissement des orchestres prussiens. Ils voulaient aligner toutes les nations et donner à chacune sa propre Reichsleiter. [...] Oui, tout cela a eu lieu. Mais que notre mémoire ne manque de rien. Que notre bon sens et notre foi inébranlable en paix, en amour et en amitié, en principes fraternels du travail humain, en progrès commun, nous aident à éliminer de ce monde, complètement et pour toujours, le cauchemar du fascisme.» (La Pravda, 16 décembre 1945).
Cependant, en même temps que le style élevé de Vichnevski, des lignes complètement différentes, ressemblant plutôt à des pamphlets, étaient envoyées à Moscou. Leur auteur est le feuilletoniste Semen Nariniani, qui après la guerre est devenu très célèbre.
Cette voix était aussi nécessaire. À propos d'eux et en général: «Quant aux anciennes nazies, à en croire les journaux locaux, les dames de Nuremberg s'occupent principalement de rédaction de petites annonces. [...] "Jeune femme de 35 ans, 172 cm, 84 kg, indépendante financièrement, recherche un compagnon. La préférence sera donnée à une victime du nazisme ou à un juif". Göring et Streicher ne sont pas encore pendus mais les nazies aux cheveux d'or pensent déjà à la manière de s'adapter de manière plus profitable aux nouvelles conditions.
Le procès de Nuremberg dure un peu trop longtemps. [...] Le retard crée des illusions irréalisables chez les prévenus. Certains continuent d'espérer. Dönitz et Raeder portent des lunettes noires. Les amiraux protègent leurs yeux de la lumière électrique. Göring s'enveloppe dans une couverture de prison: un condamné à mort a peur d'avoir un rhume. Frank se rase deux fois par jour, il va au tribunal comme au bureau. [...] La routine n'est pas du tout pesante. Et pourtant, Rosenberg regarde avec reproche les juges si la séance du soir se termine cinq minutes plus tard que l'heure fixée. Le philosophe du racisme regarde les aiguilles et pense que le temps travaille pour lui. Hélas! Une horloge est également suspendue au-dessus du bloc pour les accusés. C'est elle qu'il faut regarder. Elle compte les dernières minutes de ces criminels.»
Leur morale
Le procès a duré 10 longs mois. Dans la presse soviétique, ce sujet restait demandé. Les journalistes occidentaux, après avoir écrit sur les premières séances, dépérissaient sans sensations. Et lorsque les sons du gong se faisaient entendre dans le palais de justice, annonçant qu'il fallait s'attendre à une nouvelle sans précédent, ils accouraient de tous les côtés.
Le réalisateur Roman Carmen a raconté: «Les correspondants américains ont un système très intéressant. Ici, nous faisons ceci: nous quittons la salle d'audience, puis Vichnevski, Polevoï ou Vsevolod Ivanov écrivent des courriers. [...] Un correspondant américain arrache quelque chose: "L’avocat de Göring exige ceci et cela... Le tribunal lui a refusé cela". Il ramasse une feuille de papier déjà sur un formulaire télégraphique. Aussitôt, un coursier se précipite silencieusement vers lui et porte la feuille au télégraphe.»
D'une part, les publicistes soviétiques ont condamné la poursuite des canards. D’autant plus, parfois la presse mondiale laissait passer des canards. Le journal américain Stars and Stripes a ainsi rapporté que le procureur soviétique, le général Rudenko, avait tenté de tirer sur Hermann Göring, et que 20.000 SS qui avaient fui le camp de Dachau se dirigeaient vers Nuremberg pour libérer Göring. D'un autre côté, d'une manière ou d'une autre, les journalistes soviétiques ont fait face à la concurrence et ont commencé à réfléchir.
La presse occidentale n'était pas monolithique et les lignes éditoriales des journaux variaient. Mais beaucoup de journalistes occidentaux étaient pro-soviétiques, ou du moins loyaux. C’était le cas de Ralph Parker, qui a travaillé à Moscou, puis s'est avéré être un agent double et est resté vivre en URSS, mais aussi le prosateur tchèque Jan Drda et le Polonais Edmund Osmanczyk, membres de la résistance. Le journaliste norvégien Willy Brandt faisait également partie du pool de presse: en 1969 il est devenu chancelier d'Allemagne, en 1970 il s’est agenouillé devant le monument aux héros et victimes du ghetto de Varsovie. Les journalistes envoyaient jusqu'à 120.000 mots par jour à leurs agences, qui ont ensuite été imprimés sous forme d'articles et de reportages dans le monde entier.
Walter Cronkite était le premier correspondant d’United Press International. Par la suite, il deviendra le célèbre présentateur de télévision du journal télévisé du soir de CBS avec un niveau de confiance colossal de la part des Américains. Le procès de Nuremberg a été couvert par les journalistes Marquis William Childs et Eugene Davidson. Dans son livre The Trial of the Germans, ce dernier a écrit: «Les accusés se comportaient comme des gens qui se réveillent d'un rêve fantastique dans lequel ils ont joué des rôles inventés par quelqu'un. Maintenant, ils se sont retrouvés dans le monde réel, rejetant le nazisme, dans lequel le meurtre d'innocents est toujours punissable, et ont regardé leurs propres atrocités avec méfiance et horreur.»
Cependant, d'autres tendances ont également été observées. Comme Andrew Nagorski le soulignera plus tard dans The Nazi Hunters, «d’éminents journalistes, dont des stars telles que William Shirer, Walter Lippmann et John Dos Passos, ont d'abord éprouvé un scepticisme notable: "Tout cela n'est qu'un spectacle, il ne durera pas longtemps, et toute façon ils seront tous pendus bientôt". Mais aux États-Unis, le drame dans la salle d'audience a non seulement suscité la méfiance, mais a également alimenté le sentiment d'opposition dans les forces politiques opposées. Milton Mayer a écrit dans sa chronique pour le magazine The Progressive: «La vengeance ne ressuscitera pas les morts», arguant que «dans la pratique légale normale, les preuves venant des camps de concentration libérés n'auraient pas été suffisantes pour des accusations d’une telle envergure». James Agee, critique de The Nation, a même suggéré que le documentaire de Dachau projeté dans la salle d'audience était une exagération de propagande.
Ingénieurs des âmes humaines
Des écrivains européens et américains sont venus assister au procès: Erika Mann, fille aînée de Thomas Mann, humoriste, journaliste et auteure de livres pour enfants allemande, capitaine des gardes Richard Llewellyn, auteur du roman Qu'elle était verte ma vallée paru en 1939, des personnes aussi différentes que l'intellectuelle et féministe argentine Victoria Ocampo, qui est devenue célèbre pour le fait qu'Igor Stravinsky, Jorge Luis Borges et Graham Greene lui ont dédié leurs œuvres, et l'Anglaise Gitta Sereny, surnommée "la femme qui a essayé d'humaniser les monstres".
Cette dernière s'intéressait au nazisme depuis son enfance et, après avoir rencontré à Nuremberg l'architecte hitlérien Albert Speer, a par la suite publié sa biographie. Elle a également écrit un livre sur Franz Stangl, commandant de Sobibor et Treblinka. Ernest Hemingway a assisté aux audiences à plusieurs reprises.
Du 31 mars au 3 avril 1946, un invité d'honneur est arrivé au tribunal: le célèbre écrivain britannique Evelyn Waugh, dont le roman Retour à Brideshead est l'un des 100 meilleurs romans de langue anglaise du XXe siècle.
Pendant la guerre, il a servi dans les marines et a participé à l'opération de débarquement en Libye, a reçu le grade de capitaine et s’est rendu en Yougoslavie pour une mission spéciale en 1944. En 1980, sa lettre au fils de Churchill, Randolph, a été rendue publique:
«Notes sur Nuremberg. Spectacle surréaliste. Parmi les tas de ruines, sentant une odeur de cadavre, il y a deux maisons: un hôtel de luxe et un palais de justice tout aussi luxueux. Salle baroque de l'empereur Guillaume. Le mobilier et l'éclairage sont fonctionnels. Le gazouillement, interminable et étouffé, des interprètes. L'interprétation est presque simultanée. Une sensation étrange: vous voyez deux hommes énormes se quereller, et en même temps une voix féminine criarde avec un accent américain se fait entendre dans les écouteurs. Un paradoxe évident: les Russes sont assis sur le banc avec des visages carrés figés – tous en bottes hautes et avec des épaulettes, tous les autres sont en civil. Les Russes sont immobiles, écoutent, tendus et un peu médusés, ils ont l’air des ambassadeurs vénitiens à la cour du shah de Perse à la Renaissance. [...] Göring comme Tito, a quelque chose d'une vénérable matrone d'un certain âge. Ribbentrop ressemble à un professeur d'école pathétique qui est constamment harcelé par ses étudiants. Il sait qu'il ne s'est pas préparé pour la leçon, et il sait que les étudiants le savent. Il venait de faire une erreur en résolvant un problème d'arithmétique au tableau et on s'est moqué de lui. Il sait que dans cette école il n'a rien sur quoi compter, et pourtant il espère tenir jusqu'à la fin du semestre pour avoir une "référence positive" et trouver un emploi dans une autre école qui n’est pas aussi bonne. Il ment mécaniquement, pour des choses négligeables et sans aucun bénéfice pour lui [...]. Les avocats anglais font preuve d'un zèle et d'un esprit de corps enviables. Pas de satiété. Ils travaillent à la sueur de leur front en toute confiance qu'ils font un travail d'importance historique.»
Eh bien, ce n'est pas pour rien qu'Evelyn Waugh a acquis la renommée d'un satirique. Néanmoins, à la fin de la lettre il ajoute: «S'il vous plaît, ne me citez en aucun cas, afin qu'il ne s'avère pas que je ne sois pas reconnaissant pour mon invitation au procès ou que je sois sceptique sur ce qui se passe ici...»
C'est peut-être ici que se trouvait la frontière dans l'attitude des écrivains face à ce qui se passait, en fonction de la façon dont ils avaient vécu la guerre. Blasé, Waugh s’est concentré sur les détails, il est sceptique et ironique. Presque détruit par la vie dans l'Allemagne nazie, Hans Fallada a essayé de comprendre comment continuer à vivre. Konstantin Fedine se souvenait: «Nerveux, douloureusement impatient, il parlait de façon brusque, posait soudain des questions: "Les Allemands ordinaires devraient savoir: qu’est-ce qui va suivre? Ils sont indifférents au procès de Nuremberg, ils ont peur d'être à nouveau trompés. Ils détestent leur passé, mais ils ne voient pas d'avenir clair."» Le journaliste français Raymond Cartier, qui a écrit la même année le livre Les Secrets de la guerre dévoilés par Nuremberg, a constaté que le procès était un procès du régime dans son ensemble, de toute une époque, de tout le pays. Le poète Semen Kirsanov dans sa correspondance au journal Troud a admis qu'il n'y avait pas assez de moyens pour décrire ce qu'il avait vu et comprendre ce qui s'était passé: «Il n'y a pas encore d'artiste avec le don de Doré, de poète avec le génie de Dante, qui seraient capables de montrer au monde une image monstrueuse de la terre, si elle avait été conquise par les nazis. Les camps de Dachau et d'Auschwitz ne sont que des ébauches de ce qui a été conçu par les Allemands. Dans un univers aménagé à la façon hitlérienne, il n'y aurait qu'une seule loi: imagination d'un fanatique frigide.»