Au tribunal de Nuremberg, tout était nouveau, y compris l'interprétation simultanée internationale. C’est au procès qu’elle a été inventée et mise en œuvre. L'interprétation simultanée était nécessaire pour le Nouveau Monde, qui allait vivre sans guerre. Les pays et les peuples ont réussi à s'entendre dans tous les sens: un seul espace de dialogue a été assuré par les traducteurs, qui avaient quasiment la plus grande responsabilité et qui n'avaient jamais rien fait de tel, ni avant ni après. C'était particulièrement difficile pour les interprètes simultanés soviétiques, mais c’est avec brio qu’ils ont réussi cette épreuve exceptionnelle.

Evgeny Gofman: «Pour la première fois, j'ai dû jouer le rôle d'interprète simultané en 1946 à Nuremberg. Lorsque je me dirigeais vers cette vieille ville, qui à cette époque-là attirait l'attention de millions de personnes à travers le monde qui suivaient les travaux du tribunal militaire international, je n'avais pas la moindre idée des tâches que je devrais accomplir.»

Tatiana Stoupnikova: «Un soir de janvier 1946, froid et venteux, alors que j’étais interprète de l’état-major de l'Administration militaire soviétique en Allemagne (SVAG), j’ai reçu l'ordre de me présenter chez le commissaire adjoint du peuple du NKVD Beria: le général Serov en personne [...]. L'audience a été courte: “J'ai été informé que vous êtes en mesure d'assurer l'interprétation simultanée“. Je me taisais parce que je n'avais aucune idée de ce que signifiait le terme "interprétation simultanée". À cette époque-là, seules la traduction et l'interprétation existaient pour moi.»

Département d'État et linguistique: débuts de l'interprétation simultanée

L'acte de capitulation inconditionnelle des forces armées allemandes a été signé le 7 mai 1945 à Reims, en France. La signature de l'acte final a eu lieu le lendemain à Karlshorst, dans la banlieue de Berlin. Du 26 juin au 8 août 1945, à Londres, les quatre puissances alliées –l'URSS, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France– ont adopté l'accord sur l'organisation du tribunal militaire international. Nuremberg a été choisie comme lieu des procès des principaux criminels nazis. Dans les années 1930, les congrès du Parti national-socialiste s'y étaient tenus. Les organisateurs ont dû faire face au problème suivant: comment assurer que tous les participants se comprennent?

La sélection des traducteurs pour la délégation américaine a été confiée à Guillermo Suro, chef de la division centrale linguistique du département d'État. Mais en réalité c'est le colonel Léon Dostert, linguiste professionnel du Bureau américain des services stratégiques et interprète personnel du général Eisenhower, qui s'en est occupé.

Colonel Léon Dostert, officier de l’Office of Strategic Services des États-Unis, interprète personnel du général Eisenhower
Colonel Léon Dostert, officier de l’Office of Strategic Services des États-Unis, interprète personnel du général Eisenhower
© Domaine public

Dostert, conscient que l'interprétation consécutive, répandue à l'époque dans les conférences internationales, retarderait le procès, a suggéré d'utiliser l'interprétation simultanée. La difficulté de cette méthode tient au fait que l'interprétation est effectuée simultanément avec la perception du discours de l’orateur, alors que l'interprète consécutif parle pendant les pauses dans le discours. À cette époque-là, l'interprétation simultanée était déjà utilisée à l’internationale, mais uniquement pour la lecture simultanée d'un texte précédemment traduit ou l’exposé consécutif du discours dans différentes langues simultanément par plusieurs interprètes.

Dostert avec son équipe a décidé qu'au procès de Nuremberg, les interprètes simultanés interpréteraient seulement dans leur propre langue afin d'éviter un double fardeau psychologique. La prochaine étape était de trouver des interprètes.

Sélection d'interprètes: des étudiants aux aristocrates immigrés

Seul André Kaminker, interprète en chef de la délégation française, avait l'expérience de l'interprétation simultanée. Fondée en 1941, l’École d'interprètes de Genève ne formait pas encore d’interprètes simultanés. La sélection des candidats s'est faite en deux étapes.

Ceux qui ont postulé ont été dirigés vers le colonel Dostert au Pentagone pour des tests. Son assistant Peter Uiberall leur demandait de nommer 10 arbres, 10 pièces de voiture et 10 outils agricoles dans leur langue maternelle et étrangère. Les tâches suivantes étaient plus difficiles. L’objectif était de révéler la capacité d'interprétation et de traduction, la connaissance de la terminologie militaire et juridique et un niveau culturel général élevé. Ceux qui ont réussi cette étape ont été envoyés à Nuremberg pour un entretien avec Richard Sonnenfeldt, traducteur en chef de la délégation américaine. Dans ses mémoires, celui-ci écrit: «[Les fonctionnaires du département d'État] qui les ont envoyés à Nuremberg depuis les États-Unis faisaient clairement mal leur travail. De nombreux arrivants parlaient anglais avec un accent allemand guttural et reproduisaient la syntaxe allemande par écrit. Dans le discours de ceux qui parlaient allemand, l'accent hongrois et polonais était souvent entendu. Une fois, un homme, gros et petit, s'est présenté sans cérémonie dans mon bureau et, tendant la main dans un geste de bienvenue, s'est dirigé vers moi d'un pas dansant, en disant: “Misster Tzonnenfelt, I amm sooo glat to mit you. I speaka da seven linguiches and Englisch dee best”(“Monsieur Tzonnenfelt, je suis tellement ravi de vous connaître. Je connais sept langues et l’anglais mieux que toutes”). L'expression "Englisch dee best" est devenue plus tard notre blague préférée.»

Richard Sonnenfeldt, ancien interprète au procès de Nuremberg, à la Foire du livre de Francfort avec son livre Mehr als ein Leben (Plus qu"une vie), 9 octobre 2003.
© AP Photo

Fin octobre 1945, Dostert et son équipe sont arrivés en Allemagne pour superviser la préparation de l’équipement d’interprétation fourni par IBM et poursuivre la recherche d'interprètes en Europe. De futurs interprètes simultanés ont été trouvés en Suisse (la plupart étaient diplômés de l'École d'interprètes de Genève), en Belgique, aux Pays-Bas et dans d'autres pays, dont les citoyens parlent généralement plusieurs langues. Cependant, un mois avant le début du procès, la question du personnel qualifié n'était toujours pas résolue. La délégation française a promis d'amener ses traducteurs à Nuremberg vers le 7 ou le 8 novembre, et le juge Lawrence a annoncé que l'équipe britannique arriverait le 7 novembre.

Tatiana Stoupnikova: «Il s'est avéré que la délégation soviétique [...] est arrivée à Nuremberg sans interprète, car nos dirigeants étaient convaincus que dans la zone américaine, les Américains prendraient sur eux non seulement la solution de tous les problèmes économiques et techniques du procès de Nuremberg, mais aussi l’interprétation en quatre langues: anglais, allemand, russe et français. Lorsqu'il s'est avéré que l'interprétation simultanée dans la salle d'audience n'était autorisée que dans la langue maternelle de l’interprète et que, par conséquent, l'interprétation vers le russe de l'anglais, de l'allemand et du français devait être effectuée par des interprètes simultanés soviétiques, cela a été signalé à Moscou, et là ils ont commencé à chercher frénétiquement des interprètes des trois autres langues officielles du procès vers le russe. Cela s'est avéré assez difficile à l'époque. C'est pourquoi la recherche des interprètes a été confiée au [...] NKVD-KGB, qui était censé accomplir la tâche presque du jour au lendemain. Des employés bien entraînés de ce [...] département y sont parvenus en 24 ou même en 12 heures (je ne sais pas avec certitude) et ont emmené une partie des interprètes soviétiques à Nuremberg juste avant l'ouverture du procès [...]. Je me suis retrouvée dans le deuxième groupe, arrivé à Berlin en janvier 1946. Cependant, même avec nous, la précipitation n'était pas moindre: clairement, il n'y avait pas assez d’interprètes dans le premier groupe. Et encore une chose: ce n’est pas un mois plus tard, comme me l'avait promis le général, mais seulement en janvier 1947 que j'ai enfin pu rentrer chez moi.»

Tatiana Stoupnikova, interprète soviétique. Photo du site Régiment Immortel

Les interprètes soviétiques sont venus à Nuremberg depuis le quartier général de l'Armée rouge à Karlshorst ou par l'intermédiaire de la Société pansoviétique pour les relations culturelles avec l’étranger (VOKS). Ils avaient des parcours différents: Evgeny Hofman, interprète d'allemand, était diplômé de la faculté militaire du Deuxième Institut pédagogique d'État des langues étrangères de Moscou; Tatiana Rouzskaïa, interprète d'anglais, Inna Koulakovskaïa, interprète d'allemand, Konstantin Tsourinov, interprète de français, puis traducteur en chef et ensuite secrétaire de la délégation soviétique, étaient diplômés de l’Institut d'histoire, de philosophie et de littérature de Moscou. De multiples tests ont montré que des études linguistiques supérieures ne garantissaient pas la capacité d’interpréter simultanément. Outre des interprètes diplômés, des enseignants, des avocats et des militaires ont travaillé dans l’«aquarium»: Yuri Khlebnikov était diplômé de l'École supérieure de commerce de Paris et Peter Uiberall était courtier en valeurs mobilières avant la guerre. Parmi ceux qui ont interprété du russe pendant le procès se trouvaient les descendants d'émigrés: le prince George Wassiltchkov, la princesse Tatiana Troubetskaïa et Yuri Khlebnikov. Beaucoup d'entre eux connaissaient deux ou trois langues dès l'enfance.

Patricia van der Elst (interprète du français vers l'anglais): «À ma grande surprise, j'ai très bien réussi les tests organisés à l'École d’interprètes de Genève. Là-bas, on ne nous a enseigné que de l'interprétation consécutive, donc parler dans le microphone tout en écoutant la voix de l'orateur. C’était extrêmement déroutant. L'encre dans mon diplôme n'a pas encore séché que j'étais déjà en route pour Nuremberg. C'était mon premier travail qui, même si je ne le savais alors pas, sera le plus important. Je m'y suis plongé avec l'innocente inspiration d'une jeune fille de 25 ans qui cherchait l'indépendance de ses parents et une rencontre avec une séduisante incertitude dans ce voyage d'affaires à l'étranger. À Nuremberg, j'étais logée dans le Grand Hôtel pour toute la durée de la mission. J'ai passé une semaine dans la galerie des invités en observant le processus. Puis, après un petit test dans la cabine pendant l'heure du déjeuner, on m'a dit que le lendemain je commencerais mon vrai travail. J'ai compris que je devais soit aller au fond, soit rester à flot. Je suis restée à flot.»

Sa collègue Élisabeth Heyward a travaillé dans l'«aquarium» dès le lendemain de son arrivée à Nuremberg.

Evgeny Hofman: «Le lendemain de notre arrivée, les Américains, qui dirigeaient le groupe d’interprètes, ont testé les nouveaux interprètes. Lu dans le microphone dans la salle, le texte allemand devait être traduit dans d'autres langues de travail (russe, français, anglais). Le test s'est bien passé, et dès le lendemain j'étais dans la cabine à côté de mes collègues. Le président du tribunal a donné la parole à l'avocat allemand qui défendait le grand-amiral Raeder. Une pluie d'interprétations juridiques de diverses lois, formulées dans les périodes syntaxiques les plus complexes, m'est tombée dessus. Avec beaucoup de difficulté, je me suis frayé une voie dans cette brousse, essayant de saisir les moindres lueurs du bon sens... Quand je suis sorti de la cabine, j'avais du brouillard dans la tête.»

Certains interprètes simultanés avaient également d'autres tâches. Par exemple, Richard Sonnenfeldt, interprète en chef de la délégation américaine, était assistant de l'enquêteur en chef. Oleg Troïanovski et Enver Mamedov faisaient un travail diplomatique: Troïanovski était le secrétaire du juge Iona Nikitchenko, et Mamedov était chargé d’emmener secrètement le feld-maréchal Paulus, qui avait été capturé à Stalingrad, à Nuremberg pour témoigner au procès.

De nombreux interprètes simultanés ont d'abord travaillé dans le service de traduction, et ce n'est qu'après des semaines ou des mois qu'ils ont été transférés à l’«aquarium». Mais cela s'est également produit dans l'autre sens: ceux qui ont traversé les camps nazis ou étaient les enfants des prisonniers de ces camps, n'ont pas pu supporter le stress psychologique et ont été mutés au service de traduction. Par exemple, une diplômée de l'école genevoise, juive ethnique, a montré d'excellentes capacités d'interprétation simultanée lors des tests, mais n'a pas pu prononcer un mot une fois dans la cabine. Elle a dit à l’interprète en chef qu'elle ne pouvait pas travailler lorsqu'elle voyait les responsables de la mort de ses proches:

«Ces personnes ont tué 12 des 14 membres de ma famille.»

 

Le travail des interprètes simultanés était rémunéré différemment: ceux qui travaillaient pour les Américains recevaient le plus. Au moins 640 interprètes travaillaient du côté américain et une quarantaine du côté soviétique.

Illustration du livre War. Nikolaï Joukov édité par A. Joukova-Polianskaïa, fille de l"artiste. Le célèbre peintre soviétique Nikolaï Joukov était présent au procès et a fait des croquis dans la salle d"audience.

La vie dans l’«aquarium»

Des interprètes simultanés travaillaient dans un «aquarium». Pourquoi un tel nom? Sur trois côtés, les cabines avaient de basses cloisons vitrées et un toit ouvert. L'«aquarium» était situé au fond de la salle à côté du bloc pour les accusés et se composait de quatre cabines de trois places chacune (anglais, russe, allemand et français). Dans chaque cabine il y avait trois interprètes, dont chacun avait des écouteurs, mais un seul microphone.

Des écouteurs ont également été fournis à toutes les personnes présentes dans la salle pour pouvoir écouter le discours de l'orateur et son interprétation dans les langues officielles du procès. Le système comportait cinq canaux: le premier pour le discours original, le deuxième pour l'anglais, le troisième pour le russe, le quatrième pour le français et le cinquième pour l'allemand. Les écouteurs des interprètes n'étaient réglés que sur le premier canal.

La société américaine IBM a fourni gratuitement l'équipement le plus moderne: le système modernisé Hushaphone. Le gouvernement américain n'a payé que la livraison et l'installation.

Le 20 novembre 1945, la première audience du tribunal militaire international s’est tenue dans la salle 600 du palais de justice. Cette date marque la naissance de l'interprétation de conférence moderne.

À 9h30, heure locale, les procureurs et les avocats ont pris place, et 12 interprètes simultanés se sont installés dans l’«aquarium». À 9h45, des soldats de la police militaire américaine ont amené 20 accusés qui se sont assis sur des bancs disposés en deux rangées. À 10h00, l'huissier a dit: «Attention ! Levez-vous! Le tribunal entre!». Les juges sont montés sur la tribune. La séance était ouverte. Les interprètes faisaient partie des principaux protagonistes des procès de Nuremberg. Dès le premier jour, leur vie était soumise à un planning rigoureux élaboré par Dostert et ses assistants.

Il y avait cinq groupes dans la division linguistique: 1) les interprètes simultanés (36 personnes), 2) les interprètes consécutifs (12 traducteurs d'autres langues), 3) les traducteurs (8 sections de 20-25 personnes chacune: 15-18 traducteurs préparaient des traductions «brutes», 8 les éditaient; 10 dactylographes étaient affectées à chaque section), 4) les sténographes (12 pour chaque langue), 5) les éditeurs de transcriptions (plus d'une centaine de traducteurs éditaient les transcriptions et les comparaient aux enregistrements audio).

Le nombre d'interprètes simultanés a été constant tout au long du procès. Il y avait trois équipes: A, B et C, comprenant 12 interprètes chacune. Le matin, l'équipe A travaillait 85 minutes dans l’«aquarium»: trois interprètes étaient assis dans la cabine, chacun affecté à une langue de travail. L'un interprétait, deux autres attendaient leur tour. Dès qu'une autre langue était parlée, le premier interprète passait le micro à son collègue.

Dans le même temps, les interprètes simultanés de l'équipe B écoutaient les débats via leurs écouteurs dans la salle 606 qui était attenante à la salle d'audience. Ils étaient prêts à remplacer leurs collègues dans la salle d'audience si ceux-ci ne pouvaient pas continuer leur travail ou commettaient de graves erreurs. Les interprètes de l'équipe B compilaient des glossaires en se concentrant sur l'interprétation simultanée des collègues de l'équipe A. Ainsi, un glossaire terminologique unique a été développé, assurant un style d'interprétation homogène.

L'accusation a utilisé comme preuves de nombreux documents en allemand. Les traducteurs préparaient leurs traductions de manière à ce que les interprètes simultanés aient les noms et chiffres nécessaires, et le chef d'équipe transmettait ces documents avant le début de l’audience. Mais les traducteurs n'avaient pas toujours assez de temps et les interprètes simultanés recevaient alors des copies en allemand pour la traduction à vue.

Toutes les 85 minutes, les équipes changeaient: l’équipe A allait dans la salle 606 et l'équipe B s’installait dans l’«aquarium». À 13h00, le président du tribunal annonçait une pause d'une heure, après quoi les deux équipes continuaient à travailler de la même façon. L'équipe C se reposait et vérifiait les transcriptions, aidait les traducteurs et les interprètes lors des réunions à huis clos du tribunal.

Entre la cabine anglaise et le bureau de l'huissier se trouvait la place du chef d'équipe des interprètes. Ses fonctions consistaient notamment à assurer le fonctionnement de l’équipement et le contrôle de la qualité de l'interprétation. Il était également médiateur entre les juges et les interprètes simultanés. Il y avait deux boutons devant lui: un jaune et un rouge. Le jaune signalait au président que l'orateur devait parler plus lentement, que l'interprète n'avait pas assez de temps pour interpréter ou qu’il demandait de répéter ce qui a été dit (le débit optimal pour l'interprétation simultanée était de 60 mots par minute à cette époque-là). Le rouge signalait un problème: une quinte de toux d'un interprète ou une panne d'équipement.

Chacune des trois équipes travaillait dans l'«aquarium» trois heures par jour en moyenne et quatre jours par semaine. Le tribunal siégeait tous les jours, sauf le dimanche, de 10 heures à 17 heures, avec une heure de pause pour le déjeuner. Ce rythme est resté inchangé après le 18 avril 1946, lorsque le colonel Léon Dostert a été remplacé à la tête de la division linguistique par le capitaine de 2e rang Alfred Steer.

Traduction simultanée des émotions

La plupart des interprètes simultanés travaillant au procès avaient moins de 20 ans. La plus jeune avait 18 ans.

Patricia van der Elst: «Avec le recul, je suis étonnée de voir que nous avons réussi à merveille à faire face à toutes les difficultés et à acquérir rapidement des compétences dans un domaine qui était nouveau pour nous». Tatiana Rouzskaïa: «Probablement, seule la jeunesse nous a aidés à supporter de telles surcharges». Marie-France Skuncke: «La qualité de la traduction simultanée s'améliorait en cours de route».

Tatiana Rouzskaïa, interprète soviétique.
Tatiana Rouzskaïa, interprète soviétique.
© Domaine public

Dans son livre «Rien que la vérité», Tatiana Stoupnikova se souvient de l'incident qui lui est arrivé lors de l'interrogatoire de Sauckel qui a crié, essayant de convaincre les juges de son innocence. «Nous avons interprété tout cela rapidement, l'interprétation était retransmise sans heurts dans les écouteurs des auditeurs russophones assis dans la salle. Et soudain, quelque chose d'incompréhensible nous est arrivé. Lorsque nous nous sommes réveillés, à notre grande stupéfaction, nous avons vu que nous avions sauté de nos chaises et, debout dans notre aquarium d’interprètes, nous menions un dialogue fort et dur avec mon collègue, correspondant au dialogue entre le procureur et l'accusé. Mais cela ne s'est pas arrêté là: j'ai ressenti une douleur à un bras. C'est mon collègue qui me serrait très fort le bras, au-dessus du coude et, s'adressant à moi aussi fort que le procureur était agité, mais seulement en russe, et répétait: “Vous devriez être pendu!” Et moi, en larmes à cause de la douleur, je lui répondais, avec Sauckel: “Je ne dois pas être pendu! Je suis ouvrier, je suis marin!" Tous ceux présents dans la salle ont tourné leurs yeux vers nous et ont regardé ce qui se passait. Je ne sais pas comment cela se serait terminé sans le président du tribunal Lawrence, qui nous a regardés avec un regard bienveillant à la façon de Pickwick par-dessus ses lunettes qui avaient glissé sur le bout de son nez. Sans y réfléchir à deux fois, il a dit calmement: “Il est arrivé quelque chose aux interprètes russes. Je suspends la séance.”»

L'accusé Fritz Sauckel au procès de Nuremberg. Archives d'État russes des documents cinématographiques et photographiques, numéro d'archives A-9238.
L'accusé Fritz Sauckel au procès de Nuremberg. Archives d'État russes des documents cinématographiques et photographiques, numéro d'archives A-9238.
© Portail «Crimes des nazis en URSS»

Gros mots

Certains employés ont refusé d’interpréter des propos indécents de leur point de vue ou ont tenté de les adoucir. Ainsi, un témoin de la défense a décrit les conditions créées pour les prisonniers du camp de travail, qui aurait eu une bibliothèque, une piscine et une maison de prostitution. Une jeune Américaine, qui interprétait le témoignage de ce témoin en anglais, s'est arrêtée à ce dernier mot et s’est tue. Le président Lawrence a demandé: «Eh bien, qu'avaient-ils là-bas?» À ce moment-là, la voix masculine du chef d'équipe des interprètes a retenti: «Une maison de prostitution, Votre Honneur!» Des fois, les interprètes simultanés employaient des euphémismes. Lors de l'interprétation du témoignage d'un gardien de camp de concentration, la phrase «on pouvait uriner sur les Juifs» a été remplacée par «on pouvait ne prêter aucune attention aux Juifs». Dans les deux cas, les interprètes ont été remplacées car, selon Alfred Steer, leurs interprétations avaient gravement déformé les témoignages.

Confrontés à un grand stress psychologique, les interprètes simultanés commettaient parfois des erreurs. Une jeune interprète soviétique qui traduisait le témoignage de Göring, n'a pas compris l'expression «politique du cheval de Troie». Elle n'a pas pu continuer son interprétation, et le président du tribunal a été forcé de suspendre l’audience.

Tatiana Stoupnikova: «[...] Mais il y avait aussi ceux qui se trouvaient dans la cabine d'interprètes simultanés et, dans leur interprétation en russe, devaient transmettre aux personnes présentes le sens de chaque discours, de chaque réponse rapide et les remarques des participants germanophones, en ce qui me concerne, en gardant leur calme et en ne trahissant pas leurs sentiments et leur attitude face à ce qui se passait. Vous comprendrez alors les difficultés psychologiques rencontrées par une personne qui, par la volonté du destin, est devenue de manière inattendue un participant à un événement tel que le procès international à Nuremberg. [...] L'ancien ministre [Speer] a avoué qu'il comprenait parfaitement que les travailleurs étaient envoyés en Allemagne depuis les pays européens contre leur gré. Mais il a toujours considéré qu'il était de son devoir d'en faire emmener le plus possible en Allemagne. J'avoue qu'il m'a été difficile de traduire ces mots. Le prévenu a dit: “Le plus possible!”, et moi, je me préparais déjà mentalement à dire: “Le moins possible!” Soit je ne devais pas en croire mes yeux, me convainquant que l’homme devant moi était un reflet de l'image de Dieu, soit j'avais mal entendu cette phrase monstrueuse: “Oui, on les emmène par la force, mais qu'on les emmène le plus possible!"»

Les accusés commençaient souvent leurs réponses par «Ja» (oui) qui, dans une interprétation littérale, pourrait être assimilé à un aveu de culpabilité. Par exemple, le procureur posait la question suivante: «Vous êtes-vous alors rendu compte que vos actes étaient de nature criminelle?», à laquelle l'accusé répondait: «Oui». Mais dans ce cas, le «Ja» était utilisé pour remplir une pause dont le prévenu avait besoin pour réfléchir. Peter Uiberall obligeait les interprètes simultanés à prêter une attention particulière à ce mot allemand et à ne pas l’interpréter par l’affirmative jusqu'à ce qu'ils soient pleinement convaincus que l'accusé était vraiment d'accord avec la déclaration du procureur,

«[...] sinon, par votre faute, une personne peut être reconnue coupable de ce qu'elle n'a pas fait et pendue. Après tout, dès que le mot “oui” est transcrit dans le procès-verbal, la personne qui l'a prononcé est condamnée.»
Procès de Nuremberg. 20 novembre 1945 - 1er octobre 1946. Sur le banc des accusés.
Procès de Nuremberg. 20 novembre 1945 - 1er octobre 1946. Sur le banc des accusés.
© Sputnik, Evguéni Khaldei

Et quelle était l’attitude des accusés à l’égard des interprètes simultanés? Certains, comme Göring ou Rosenberg, les critiquaient souvent. D'autres, au contraire, avaient un grand respect pour leur travail et essayaient de les aider. Avant le début du procès, lors de conversations avec le psychologue militaire américain Léon Goldensohn, le détenu Hans Frank s'adressait au traducteur de Goldensohn ainsi: «Monsieur l’interprète». Albert Speer a écrit dans ses mémoires: «Cependant, dans la salle d'audience, nous n'avons vu que des visages hostiles, nous avons rencontré des dogmes glacés. Une exception était la cabine d’interprètes simultanés. On pouvait s'y attendre à un clin d'œil amical.» Hans Fritzsche a même rédigé des Recommandations pour les orateurs pendant le procès qu'il a distribuées à tous les accusés. Par exemple, il conseillait de construire les phrases de manière à ce que le verbe sémantique soit plus proche du début, ce qui facilitait grandement le travail des interprètes simultanés. Hjalmar Schacht et Albert Speer ont souvent aidé les interprètes simultanés en suggérant les équivalents de mots et d'expressions allemands difficiles.

De première main: «Certes petit, mais quand même un triomphe»

L'écrivain Arkadi Poltorak, qui a dirigé le secrétariat de la délégation soviétique pendant le procès, a rendu hommage aux traducteurs soviétiques dans son livre «L'Épilogue de Nuremberg»:

«Il y avait quatre cabines vitrées à côté du bloc pour les accusés. Elles hébergeaient trois interprètes. Chacun de ces groupes interprétait de trois langues vers sa langue maternelle, la quatrième. En conséquence, la partie interprétation de l'appareil de la délégation soviétique comprenait des spécialistes en anglais, français et allemand, et tous ensemble, ils interprétaient vers le russe. Par exemple, si l'une des défenses parle (en allemand, bien sûr), un microphone est entre les mains de Jenya Hofman. Le président du tribunal interrompt inopinément l'avocat avec une question. Jenya remet le micro à Tania Rouzskaïa. La question de Lord Lawrence est traduite. Maintenant, la réplique de la défense doit suivre, et le micro revient à Hofman...

Écrivain Arkadi Poltorak, qui dirigeait le secrétariat de la délégation soviétique pendant le procès de Nuremberg
Écrivain Arkadi Poltorak, qui dirigeait le secrétariat de la délégation soviétique pendant le procès de Nuremberg
© Domaine public

Mais le travail de notre "corpus linguistique" ne s'est pas limité à cela. Ensuite, la transcription de l'interprétation devait être soigneusement éditée, comparée aux enregistrements, où le discours russe alternait avec l'anglais, le français et l'allemand. En outre, il fallait encore traduire un grand nombre de documents en allemand, en anglais et en français qui arrivaient chaque jour à la délégation soviétique.

Oui, il s'est avéré qu'il y avait beaucoup de choses à faire, et j'ai remercié le destin  car nos interprètes étaient non seulement assez qualifiés (la plupart d'entre eux avaient une formation linguistique spéciale), mais aussi, et non le moins important, jeunes et forts physiquement. Cela les a aidés à supporter une charge aussi importante. Aujourd'hui, alors que j'écris ces lignes, je veux vraiment me souvenir avec des mots gentils de Nelly Topouridzé et de Tamara Nazarova, de Serioja Dorofeïev et de Macha Soboleva, de Liza Stenina et de Tania Stoupnikova, de Valia Valitskaïa et de Lena Voïtova. Leur travail consciencieux et qualifié a apporté une contribution, et non des moindres, au succès des procès de Nuremberg. De nombreux historiens et économistes, philosophes et juristes soviétiques qui ont eu la possibilité d'utiliser les riches archives des procès de Nuremberg dans leur langue maternelle leur sont grandement reconnaissants [...]. Je ne peux que mentionner ici Tamara Soloviova et Inna Koulakovskaïa, Kostia Tsourinov et Tania Rouzskaïa. Après avoir été diplômés de l'Institut d'histoire, de philosophie et de littérature de Moscou, chacun d'entre eux a travaillé pendant plusieurs années à la Société pansoviétique pour les relations culturelles avec l’étranger. Et nous étions fiers de constater à quel point ils étaient supérieurs dans leur développement par rapport aux traducteurs d'autres pays. Lorsque la transcription finalement corrigée était signée par Koulakovskaïa ou Solovieva, on pouvait espérer que le futur historien étudiant les archives de Nuremberg ne trouverait pas de motif pour une réclamation. De plus, ayant l'habitude de communiquer avec des personnalités étrangères du monde de la culture, ces camarades aidaient constamment les membres de la délégation soviétique à trouver une langue commune avec leurs collègues américains, anglais et français.

Nous avions beaucoup moins de traducteurs et d'interprètes que les délégations d'autres pays. Mais ils avaient peut-être plus de travail que nos partenaires du tribunal. Et ici, nous avons tous eu l'occasion de voir une fois de plus dans la pratique ce qu'est une nouvelle approche soviétique du travail. Le prince Wassiltchkov, qui était au service des Américains, a demandé avec stupéfaction à nos interprètes simultanés:

“Écoutez, messieurs, pourquoi traduisez-vous encore des documents? Vous n'êtes pas payé pour ça.”

Les interprètes simultanés, qui consacraient beaucoup d'énergie à l'exercice de leurs fonctions, étaient en effet libérés de tout autre type de travail. Pourtant, Kostia Tsourinov et Tamara Solovieva, Inna Koulakovskaïa et Tania Rouzskaïa ne pouvaient rester indifférents lorsque leurs camarades – les «documentaristes» Tamara Nazarova ou Lena Voïtova – se pliaient sous le poids de leur charge.

Notre règle non écrite – entraide amicale – se manifestait clairement dans une autre chose. Comme je l'ai déjà dit, il y avait toujours trois personnes dans les cabines d’interprètes de chaque pays. Les discours des orateurs du tribunal duraient parfois une heure ou plus. Dans ces cas, l’interprète de la langue respective travaillait sous un stress extrême, tandis que deux autres pouvaient écouter, pour ainsi dire d’une oreille, histoire de ne pas manquer une remarque dans «leur» langue. Dans ce genre de situation, les interprètes américains, britanniques et français lisaient généralement un livre intéressant ou simplement se détendaient. Nos gars écoutaient presque toujours l'orateur et, dans toute la mesure de leurs capacités, aidaient le camarade qui interprétait.

Le 20 novembre 1945, la première audience du tribunal militaire international se tient dans la salle 600 du palais de justice. Cette date marque la naissance de l'interprétation de conférence moderne. Capture d'écran de la vidéo du Robert Jackson Center
Le 20 novembre 1945, la première audience du tribunal militaire international se tient dans la salle 600 du palais de justice. Cette date marque la naissance de l'interprétation de conférence moderne. Capture d'écran de la vidéo du Robert Jackson Center
© Domaine public

Avec l’interprétation simultanée, même l’interprète le plus expérimenté est certainement en retard par rapport à l'orateur. Interprétant la fin d’une phrase qu'il vient de prononcer, il écoute déjà et mémorise le début de la suivante. Si une longue liste de noms, de dénominations, de chiffres est donnée dans un discours, des difficultés supplémentaires surviennent. Et c'est ici que nos interprètes venaient toujours à la rescousse des camarades de leur équipe. Ils notaient généralement tous les chiffres et les noms sur une feuille de papier qui se trouvait devant la personne qui interprétait, et lorsque celle-ci y venait, elle lisait ces notes sans trop forcer sa mémoire. Cela prémunissait non seulement contre les erreurs, mais aussi garantissait la cohérence complète de l’interprétation.

Par un juste retour de choses, je ne peux m'empêcher de remarquer que cette forme d'entraide amicale s'est vite généralisée parmi les interprètes des autres délégations. Le voici, certes petit, mais quand même un triomphe de notre morale!»