En collaboration avec la maison d'édition EKSMO, le projet Nuremberg. Le début de la paix publie des extraits du livre de Philipp Gut sur Ben Ferencz, homme qui a organisé le procès des unités punitives de la SS, a vulgarisé le mot génocide et fut à l'origine de la Cour pénale internationale.
Benjamin Berell Ferencz est une légende dans le monde du droit international. Le nom de ce juriste américain est depuis longtemps inscrit dans l'Histoire: il a fait partie du groupe des procureurs aux procès de Nuremberg, a enquêté sur les crimes de guerre nazis et a initié l’action contre les Einsatzgruppen (un des douze procès de Nuremberg), puis a participé à la création de la Cour pénale internationale et à l'établissement de normes internationales. Ben Ferencz est toujours en vie: il a 101 ans.
Il est né le 11 mars 1920 en Transylvanie, qui appartenait alors à la Hongrie et qui, quelques mois plus tard, est passée sous la juridiction de la Roumanie. Bientôt, ses parents, avec leur fils de dix mois, ont émigré aux États-Unis, essentiellement pour échapper aux persécutions des Juifs hongrois par les Roumains. Ils se sont installés à New York où ils vivaient très pauvrement. Mais dès son plus jeune âge, le petit Ben fait preuve de qualités intellectuelles exceptionnelles. Il n’est dès lors pas surprenant qu'il ait fait d'abord ses études de droit pénal au City College de New York, puis il a reçu une bourse pour Harvard. Là-bas, il a été chargé de faire des recherches pour un professeur qui travaillait à l'époque sur un livre sur les crimes de guerre. Après avoir été diplômé de cette université en 1943, Ben Ferencz a rejoint l'armée et a combattu dans un bataillon d'artillerie antiaérienne. En 1945, il a été affecté au quartier général du général Patton: son équipe collectait les preuves des crimes de guerre des nazis. Dans le cadre de cette affaire extrêmement difficile dans tous les sens du terme, Ben a visité des camps de concentration libérés par l'armée américaine et en plus, il a participé à la recherche d'œuvres d'art volées par les nazis.
Démobilisé au grade de sergent, le juriste militaire Benjamin Ferencz a été embauché presque immédiatement comme procureur au tribunal international de Nuremberg et a travaillé dans l'équipe du procureur en chef Telford Taylor.
C’est là qu’il a connu son heure de gloire: Ferencz a trouvé des rapports détaillés sur les meurtres de Juifs, de Tsiganes et de malades mentaux, commis par les Einsatzgruppen, équipes punitives spéciales de la SS. Ces rapports ont été conservés et soigneusement archivés par les nazis. Choqué par cette découverte, le jeune homme a fait tout son possible pour qu’un procès séparé des 3.000 dirigeants et exécuteurs de la suppression des Untermenschen soit organisé.
En 1947, Taylor a nommé Ferencz, âgé alors de 27 ans, procureur en chef (il est devenu ainsi le plus jeune procureur en chef à Nuremberg) dans le procès des Einsatzgruppen (officiellement dénommé The United States of America vs. Otto Ohlendorf). C’est la plus grande affaire de meurtre de masse que Ferencz a menée de manière totalement indépendante, du 29 septembre 1947 au 10 avril 1948.
Par la suite, il se présentait ironiquement comme un procureur aux 100% de succès, car il avait remporté à la fois la plus grande, la première et la seule affaire pénale de sa carrière.
Des officiers supérieurs de la SS ont été inculpés de l'extermination systématique de plus d'un million de personnes, principalement dans les territoires occupés de l'URSS.
Les 22 accusés ont tous plaidé non coupables, insistant sur le fait qu'ils étaient des soldats et obéissaient par conséquent aux ordres. Cependant, tous, les 22, ont été reconnus coupables, 14 d'entre eux condamnés à mort, mais pour dix de ces derniers, la peine de mort a finalement été commuée en emprisonnement et seuls quatre ont été pendus. Ce furent les dernières exécutions sur le sol allemand, devenu plus tard la RFA.
Dans une interview accordée au Washington Post en 2005, Ferencz explique à quel point les normes du droit militaire étaient différentes à l'époque:
«Quelqu'un qui n'était pas là ne pourra jamais vraiment comprendre à quel point la situation était irréelle.» «J'ai vu une fois des personnes déplacées battre un SS puis le lier au chariot d'acier d'un four crématoire. Ils le firent glisser dans le four, mirent la chaleur en route puis retirèrent l'homme du four. Ils le battirent de nouveau et le réintroduisirent dans le four, jusqu'à ce qu'il fût brûlé vif. Je ne fis rien pour arrêter la scène. Je suppose que j'aurais pu brandir mon arme ou tirer en l'air, mais je n'en avais pas envie. Cela fait-il de moi un complice de meurtre?» «Savez-vous comment j'obtenais les témoignages?» «J'allais dans un village où, disons, un Américain parachuté avait été battu à mort et je faisais s'aligner tout le monde contre un mur. Alors je disais: “Tous ceux qui mentiront seront abattus sur place.” Cela ne me traversa jamais l'esprit que des déclarations obtenues par coercition fussent invalides.»
Après les procès de Nuremberg, Ferencz et sa femme sont restés longtemps en Allemagne. Il a pris une part active à la création et à la mise en œuvre du programme d'indemnisation des victimes des nazis, à la définition de l'agression au sens de l'Onu et aux négociations qui ont abouti à l'Accord de réparations entre Israël et l'Allemagne de l'Ouest de 1952, ainsi que, en 1953, à la première loi allemande sur la restitution des biens juifs confisqués par les nazis.
En 1956, Ben Ferencz et sa famille (à ce moment-là, il était déjà père de quatre enfants) sont retournés aux États-Unis où il a commencé à exercer dans le secteur privé en devenant partenaire du légendaire Telford Taylor. En tant que conseiller des travailleurs juifs emmenés de force et devenus esclaves de l'entreprise Flick, Ferencz a défini le «phénomène où l'auteur [d’un acte] se considère comme une victime». Cependant, les souvenirs des découvertes monstrueuses lors des procès de Nuremberg ne le laissant pas en repos, il a finalement quitté sa pratique privée pour se concentrer pleinement sur la création de la Cour pénale internationale en tant que plus haute instance en matière de crimes contre l'humanité et crimes de guerre. Il a écrit plusieurs livres sur le sujet, est devenu un expert de l'Onu et a enseigné le droit pénal international. D'ailleurs, c'est Ben Ferencz qui a vulgarisé le terme «génocide». Le 1er juillet 2002, la Cour pénale internationale a été créée suite à l'entrée en vigueur du Statut de Rome. Cependant, les États-Unis, représentés par l'administration de George W.Bush, se sont opposés à la possibilité que des citoyens américains soient cités à comparaître devant ce tribunal, malgré les nombreux appels de Ben Ferencz pour que la loi s'applique de manière égale à tous. Ainsi, en 2006, il a dit qu'après la guerre en Irak, non seulement Saddam Hussein devrait être jugé, mais aussi George W.Bush, puisque ce dernier avait lancé des opérations militaires sans l’autorisation du Conseil de sécurité de l'Onu.
Ferencz a répété ce point de vue en 2013, affirmant que l'utilisation de l'armée pour atteindre un objectif politique devrait être condamnée en tant que crime international, et que Bush devrait être jugé pour «269 chefs d'accusation de crimes de guerre».
De plus, en 2011, immédiatement après l'annonce de la mort d'Oussama ben Laden, Ferencz a publié une lettre ouverte au New York Times, affirmant que «les exécutions illégales et injustifiées, même d’auteurs présumés de massacres, sapent les fondements de la démocratie». La même année, il a lu l'acte d'accusation lors du procès du leader des combattants congolais Thomas Lubanga, le premier accusé à être condamné par la Cour pénale international.
En 2009, Ferencz a reçu le prix Érasme pour sa contribution notable à la culture, à la société et aux sciences sociales européennes. En 2017, la municipalité de La Haye a baptisé une rue piétonne à côté du palais de la Paix, rue Benjamin-Ferencz.
En 2018, est sorti le documentaire Prosecuting Evil de Barry Avrich sur cet homme. La même année, il est apparu dans le célèbre film de Michael Moore Fahrenheit 9/11. Plusieurs livres ont été écrits sur lui et le sculpteur Yaacov Heller a sculpté un buste de Ferencz en souvenir d'une longue vie difficile et très digne consacrée à la lutte contre le génocide. Le juriste a légué ses énormes archives personnelles à l’United States Holocaust Memorial Museum à Washington.
Aujourd'hui, le projet Nuremberg. Le Début de la paix lance une série de publications du livre de Philipp Gut Témoin du siècle: Ben Ferencz (Jahrhundertzeuge Ben Ferencz). La rédaction remercie la maison d'édition EKSMO pour sa coopération et le matériau fourni.
CHAPITRE 5. PROCÈS
Une découverte sensationnelle: «Rapports sur les événements en URSS»
La percée a eu lieu au tournant de 1946-1947, lorsque le jeune enquêteur talentueux Frédéric Burin, agité, a fait irruption dans le bureau de Ben Ferencz à Berlin et a rapporté une découverte sensationnelle. Dans la masse de dossiers provenant de la chancellerie du Reich vaincu, il a trouvé des dossiers contenant de nombreux messages secrets.
Ils portaient le nom anodin de «Rapports sur les événements en URSS», mais témoignaient des activités meurtrières des Einsatzgruppen, forces spéciales de la SS, organisation dirigée par le Reichsführer Heinrich Himmler.
Les troupes d'élite mobiles étaient subordonnées à la Direction générale de la sécurité (RSHA) de Reinhard Heydrich, mais ont également coopéré de façon étroite avec la Wehrmacht [après la mort de Heydrich en 1942 à la suite d’un attentat à Prague, la RSHA était directement subordonnée à Himmler. Plus tard, c’est Kaltenbrunner qui a été nommé à sa tête. La tentative d'assassinat de Heydrich, organisée par la Résistance tchèque avec le soutien des services de renseignement britanniques, a provoqué des représailles, y compris la destruction du village de Lidice, ndrl]. Répartis en quatre groupes d'environ 500 à 800 hommes chacun, ils opéraient sur tout le territoire de l'Union soviétique conquis par les Allemands: de la Baltique (Einsatzgruppe A) à la mer Noire (Einsatzgruppe D). Ils étaient censés assurer la «sécurité politique», mais leur mission secrète était de tuer tous ceux que les Allemands considéraient comme des ennemis idéologiques: principalement les Juifs et les fonctionnaires communistes, ainsi que les Tziganes, les malades mentaux et autres «sous-hommes». Les rapports en question arrivaient régulièrement, dès le premier jour de l'opération Barbarossa -le 22 juin 1941- et couvrent une période de près de deux ans.
La particularité en tenait au fait que ce sont les criminels qui comptaient et enregistraient le nombre de personnes qu'ils tuaient.
À partir de mai 1942, d’autres documents ont été reçus sous une forme modifiée portant le titre «Rapports des territoires de l'Est occupés».
Ben Ferencz a retenu son souffle. Il s'est immédiatement rendu compte que les papiers que son équipe avait trouvés dans les ruines de l'ancienne capitale du Reich étaient d’une valeur inestimable, à la fois pour l'Histoire et pour l'enquête. Les rapports contenaient des données précises et détaillées: où les crimes avaient été commis, combien il y avait eu de victimes, quelles unités avaient commis les meurtres, qui était le commandant. Le juriste a immédiatement compris qu'il était en possession de la «chronique du meurtre de masse». Ces «rapports sur les événements étaient extrêmement importants pour l'enquête pénale car les tensions entre les États-Unis et l'URSS stalinienne prenaient de l’ampleur et il était difficile d'obtenir des documents de la part de l'Union soviétique. Ben Ferencz a essayé une fois de mener un procès en collaboration avec l'administration militaire soviétique. Les Russes ont d'abord manifesté leur intérêt, puis ont soudainement refusé. La pression sur l’équipe de Ferencz, qui cherchait des preuves des crimes parmi les documents des nationaux-socialistes conservés à Berlin, a augmenté. Et voilà que les documents étaient sur son bureau.
Au début, Ferencz pensait que les rapports des Einsatzgruppen étaient arrivés du siège de la Gestapo. Mais Burin, qui venait de Suisse, a déclaré que les rapports étaient conservés dans les archives du ministère des Affaires étrangères. Il s'agissait d'une douzaine de dossiers avec des copies des rapports originaux. La Direction générale de la sécurité du Reich envoyait des copies à nombre d’unités administratives de haut rang, principalement au sein de la bureaucratie SS, mais aussi en dehors de celle-ci. Les papiers découverts étaient presque un ensemble complet de ces doublons, et le seul à avoir subsisté. L'historienne canadienne Hilary Earl, auteur de la première monographie sur les procès des Einsatzgruppen à Nuremberg (2009), confirme la première impression de Ben Ferencz et parle d'une «mine d'or d'informations» dont l'importance pour l'histoire du national-socialisme ne peut pas être surestimée. Ce n’est qu'en 2011 que tous les rapports ont été publiés dans un recueil de documents en trois volumes par un groupe de recherche dirigé par Klaus-Michael Mallmann et Martin Kuppers, de l'université de Stuttgart. Au total, il y avait 195 «Rapports sur les événements» quotidiens et 55 «Rapports hebdomadaires des territoires de l'Est occupés»: près de 4.500 pages dactylographiées. Le RSHA faisait des sélections parmi les rapports que le commandement des Einsatzgruppen recevait de ses unités puis les transmettait à la direction centrale à Berlin.
Les rapports sur les exécutions étaient insérés en passant, comme s'il s’agissait d’événements tout à fait ordinaires.
Il est évident qu’avec des observations politiques, économiques, culturelles ou ethnologiques, elles étaient considérées comme quelque chose de banal.
Un exemple typique en est le «Rapport sur les événements en URSS n°89» du 20 septembre 1941, qui, comme tous ces documents, avait une structure standardisée. L'expéditeur était le «chef de la police de sécurité SD». Sous la date et le lieu (Berlin) avec le cachet «Secret confidentiel!», il a été noté combien d'exemplaires des rapports il y avait au total (48) et lesquels d'entre eux figuraient parmi ces copies (36). Le rapport était divisé en trois chapitres: «Aperçu politique», «Messages des forces opérationnelles et de leur commandement», «Événements militaires». Les observations sur la «culture villageoise musicale prononcée» en Ukraine alternaient avec les phrases: «Zones de l’activité du commandement, libérées des Juifs. Du 19.08 au 25.09, 8.890 Juifs et communistes ont été exécutés. Le nombre total est de 17.315. À l'heure actuelle, la question juive est en train d'être résolue à Nikolaïev et Kherson.» Il s’agit des informations relatives à Einsatzgruppe D.
Même les massacres les plus sanglants ont été rapportés dans un langage administratif sec. Dans le «Rapport sur les événements en URSS n° 106» du 7 octobre 1941, sous la rubrique «Exécutions et autres mesures», il a été rapporté le tristement célèbre massacre à Babi Yar: «Avec le groupe du quartier général et deux équipes du régiment de police Sud, la Sonderkommando 4a [Einsatzgruppe C] les 29.09 et 30.09 3.3771 Juifs ont été exécutés. L'opération s'est déroulée “sans problème”: “Il n'y a eu aucun incident.” Les “mesures de réinstallation” prises à l’égard des Juifs ont été approuvées par la population locale. Le fait que les Juifs ont été effectivement liquidés est très peu connu et, “à en juger par la réception actuelle, n'a pas rencontré de vive condamnation.” La Wehrmacht a également “approuvé les mesures prises”.»
Les éditeurs ont écrit sur l'importance historique exceptionnelle des rapports sur les événements, qui ont fait de l'extermination des Juifs un élément central de la politique allemande en Europe, «car la pratique des massacres à Babi Yar a facilité la transition vers le génocide, qui n'était encore pas un point de référence clair dans la politique nazie.» Au cours de l'opération Barbarossa, il peut être établi que les motifs d'exécution sont devenus de moins en moins importants, ce qui a fait que l'extermination des peuples est progressivement devenue une routine pour les criminels.
Sur la base des témoignages des officiers SS impliqués dans les événements, l'acte d'accusation de Nuremberg procédait du fait qu'il y avait un «ordre du Führer» sur l'extermination de masse des Juifs et des communistes. Même les historiens ont longtemps soutenu cette opinion malgré l'absence de sources. Des études récentes ont jeté le doute sur ce fait. Les chercheurs sont enclins à croire que les Einsatzgruppen et leurs unités avaient plus de liberté. La logique des tueries systématiques a été façonnée autant par la réalité du front de l'Est que par les vagues allusions et la terminologie camouflée que les dirigeants nazis utilisaient concernant le traitement des Juifs. Et les SS des Einsatzkommandos, agissant dans la direction indiquée, ont mis en œuvre ces approches de la manière la plus radicale, zélés, pour mettre réellement en œuvre ce que les supérieurs laissaient entendre. Cependant, le fait demeure: «la solution finale de la question juive» était l'un des principaux objectifs de la politique nationale-socialiste. À cet égard, les Einsatzgruppen ont joué un rôle clé.
Ben Ferencz a été le premier à le ressentir en étudiant les documents choquants dans son bureau de Berlin. Il a noté les zones qui auraient été «exemptes de Juifs» et a eu une idée générale de l'énorme ampleur des activités criminelles. «Sur un petit compteur mécanique, j'ai compté le nombre de personnes tuées. Quand j'ai atteint le million, j'ai arrêté de compter.»