Dès début 1945, les forces alliées ont libéré un par un les camps de concentration nazis. Le pic est survenu en avril, lorsque les soldats de la coalition anti-hitlérienne sont entrés dans les camps de Dachau, Buchenwald, Ravensbrück et Bergen-Belsen. Le monde entier a appris ce qui se passait derrière les barbelés des camps lors du procès de Nuremberg. Le témoignage le plus détaillé a été fourni par la Française Marie-Claude Vaillant-Couturier, ancienne prisonnière d'Auschwitz et de Ravensbrück. Ceux et celles qui ont survécu à ces camps devaient leur salut à l'Armée rouge: le 27 janvier 1945, les soldats soviétiques ont libéré Auschwitz, et entre le 30 avril et le 3 mai 1945, tous les camps de Ravensbrück.

Née en 1912, Marie-Claude Vaillant-Couturier a vécu à Paris. Photojournaliste de profession, après la guerre, elle prend la tête du mouvement démocratique des femmes, siège à l'Assemblée constituante et est décorée chevalier de la Légion d'honneur.

Elle a été arrêtée par la police le 9 février 1942 et remise à la Gestapo. Détenue dans diverses prisons de France pendant un an, en janvier 1943, elle est envoyée à Auschwitz avec un groupe de Françaises. En mai 1944, elle est transférée à Ravensbrück.

Des extraits de l'interrogatoire de Marie-Claude Vaillant-Couturier du 28 janvier 1946 sont utilisés dans cet article.

Auschwitz

Le plus grand camp d'extermination nazi, qui était situé à 60 kilomètres à l'ouest de Cracovie. Les premiers prisonniers ont été emmenés au camp en mai 1940. Il est impossible d'établir le nombre total de prisonniers et de victimes d'Auschwitz. Selon les historiens, entre 1,1 et 1,6 million de personnes y ont été tuées.

Auschwitz. Inscription sur un grillage: «6.000 volts. Attention! Dangereux pour la vie!» // Archives d"État de la Fédération de Russie, P-7021. Op. 128. D. 273. L. 6

«On n’en revient jamais»

«À la fin de mon interrogatoire, on a voulu me faire signer une déclaration qui n’était pas conforme à ce que j’avais dit. Comme j’ai refusé de la signer, l’officier qui m’interrogeait m’a menacée, et comme je lui ai dit que je ne craignais pas la mort ni d’être fusillée, il m’a dit: "Mais nous avons à notre disposition des moyens bien pires que de fusiller les gens pour les faire mourir", et l’interprète m’a dit: "Vous ne savez pas ce que vous venez de faire. Vous allez partir dans un camp de concentration allemand, on n’en revient jamais". [...] Comme nous demandions aux soldats lorrains enrôlés dans la Wehrmacht qui nous gardaient si l’on arrivait bientôt, ils nous ont répondu: "Si vous saviez où vous allez, vous ne seriez pas pressées d’arriver."»

Premier jour

«Nous sommes arrivées à Auschwitz au petit jour. On a déplombé nos wagons et on nous a fait sortir à coups de crosses pour nous conduire au camp de Birkenau, qui est une dépendance du camp d’Auschwitz, dans une immense plaine, qui, au mois de janvier, était glacée. Nous avons fait le trajet en tirant nos bagages. Nous sentions tellement qu’il y avait peu de chance d’en ressortir – car nous avions déjà rencontré les colonnes squelettiques qui se dirigeaient au travail – qu’en passant le porche, nous avons chanté la Marseillaise pour nous donner du courage.

[...]

Vers le soir, un orchestre s’est installé. Comme il neigeait, nous nous demandions pourquoi on faisait de la musique. À ce moment-là, les commandos de travail d’hommes sont rentrés. Derrière chaque commando, il y avait des hommes qui portaient des morts.»

«Ils n’étaient même pas comptés»

Des prisonniers du camp de concentration d'Auschwitz
Des prisonniers du camp de concentration d"Auschwitz.
© Sputnik

«On avait perfectionné le système: au lieu de faire la sélection à la halte d’arrivée, une voie de garage menait le train presque jusqu’à la chambre à gaz [...]. Nous voyions donc les wagons déplombés, les soldats sortir les hommes, les femmes et les enfants des wagons [...]. Tous ces gens-là ignoraient le sort qui leur était réservé. [...] À cette époque, c’est-à-dire en juin, juillet 1944, un orchestre composé de détenues, toutes jeunes et jolies, habillées de petites blouses blanches et de jupes bleu marine, jouait, pendant la sélection à l’arrivée des trains, des airs gais comme La Veuve joyeuse, la Barcarolle des Contes d’Hoffmann, etc. [...] Ceux qui étaient sélectionnés pour les gaz, c’est-à-dire les vieillards, les enfants et les mères, étaient conduits dans un bâtiment en briques rouges. [...]

Par la suite, à l’époque des grands transports de Hongrie, on n’avait plus le temps de jouer ou de simuler.

Dubost [Charles Dubost, procureur français, ndlr]: Ceux-là n’étaient pas immatriculés

Vaillant-Couturier: Non.

Dubost: Ils n’étaient pas tatoués?

Vaillant-Couturier: Non. Ils n’étaient même pas comptés.»

«Peu importe qui détruire: les enfants, les personnes âgées ou les soldats – l'âge et la condition des victimes n'étaient pas pris en compte, il ne s'agissait pas de termes, ni de catégories, mais de propriétés et de qualités. Un enfant juif ou tsigane n'était d'abord qu'un juif ou seulement un tsigane, mais pas un enfant, ils ont simplement supprimé des juifs, des gitans, des Russes, des Polonais, et non des personnes âgées et des femmes, ils n'ont pas éliminé des personnes, mais ont lavé des taches sombres de l'image impeccable du Reich éternel et originel.»

Boris Iakemenko, Le monde de concentration de l'Allemagne nazie

«Nous attendons votre arrivée»

«Quand nous avons quitté Romainville, on avait laissé sur place les juives qui étaient à Romainville en même temps que nous, elles ont été dirigées vers Drancy et sont arrivées à Auschwitz où nous les avons retrouvées trois semaines plus tard, trois semaines après nous. Sur les 1.200 qu’elles étaient, il n’en est entré dans le camp que 125, les autres ont été dirigées sur les gaz tout de suite. Sur ces 125, au bout d’un mois, il n’en restait pas une seule. [...]

J’ai connu une petite juive de France, qui habitait avec sa famille place de la République [...] qu’on appelait la petite Marie et qui était la seule survivante d’une famille de neuf. Sa mère et ses sept frères et sœurs avaient été gazés à l’arrivée. Lorsque je l’ai connue, elle était employée pour déshabiller les bébés avant la chambre à gaz.

Botte d’enfant d"un prisonnier du camp de concentration de Majdanek. // Musée central d"État d"histoire contemporaine de la Russie.

[...] Je me souviens, en ce qui concerne les juives de Salonique, quand elles sont arrivées, on leur a donné une carte postale avec inscrit dessus comme lieu d’expédition: Waldsee, lieu qui n’existait pas, et un texte imprimé, qu’elles devaient envoyer à leurs familles, disant: "Nous sommes très bien ici, il y a du travail, on est bien traité, nous attendons votre arrivée". J’ai vu moi-même les cartes en question [...]

Je ne connais cette histoire que pour la Grèce. Je ne sais pas si elle s’est pratiquée ailleurs, mais, en tous cas, pour la Grèce (également pour la Slovaquie), des familles se sont présentées au bureau de recrutement, à Salonique, pour aller rejoindre les leurs, et je me souviens d’un professeur de lettres de Salonique qui a vu avec horreur arriver son père. [...]

Également de l’autre côté, il y avait ce qu’on appelait le "camp familial". C’étaient des juifs de Theresienstadt, du ghetto de Theresienstadt, qui avaient été conduits là-bas, et, contrairement à nous, ils n’étaient ni tatoués, ni rasés, on ne leur enlevait pas leurs vêtements, ils ne travaillaient pas. Ils ont vécu comme cela six mois, et au bout de six mois, on a gazé tout le "camp familial".»

Vie quotidienne

Des affaires de prisonniers du camp de concentration d"Auschwitz.
© Sputnik, РИА Новости

«À trois heures et demie du matin, les hurlements des surveillantes nous réveillaient, et, à coups de gourdins, on était chassé de son grabat pour partir à l’appel. Rien au monde ne pouvait dispenser de l’appel, même les mourantes devaient y être traînées. Là, nous restions en rangs par cinq jusqu’à ce que le jour se lève, c’est-à-dire sept à huit heures du matin en hiver, et, lorsqu’il y avait du brouillard, quelquefois jusqu’à midi. Puis, les commandos s’ébranlaient pour partir au travail. [...]

À Auschwitz, visiblement le but était l’extermination. On ne s’occupait pas du rendement. On était battu pour rien du tout. Il suffisait d’être debout du matin au soir, mais le fait qu’on porte une brique ou 10 briques n’avait pas d’importance. Là, ils ont pleinement réalisé que les gens, du matériel humain, étaient utilisés comme esclaves pour les faire mourir [...]

Les surveillantes allemandes [...] avaient des gourdins et elles distribuaient, au petit bonheur la chance, comme ça tombait, des coups. Nous avons une camarade, Germaine Renaud, institutrice à Azay-le-Rideau en France, qui a eu le crâne fendu devant mes yeux par un coup de gourdin, durant l’appel. [...]

Durant tout le travail, les SS hommes et femmes qui nous surveillaient nous battaient à coups de gourdins et lançaient sur nous leurs chiens. Nombreuses sont les camarades qui ont eu les jambes déchiquetées par les chiens. Il m’est même arrivé de voir une femme déchiquetée et mourir sous mes yeux, alors que le SS Tauber excitait son chien contre elle et ricanait à ce spectacle. [...]

Au début, c’étaient seulement des SS. À partir du printemps 1944, les jeunes SS, dans beaucoup de compagnies, ont été remplacés par des vieux de la Wehrmacht, à Auschwitz et également à Ravensbrück, nous avons été gardées par des soldats de la Wehrmacht, à partir de 1944.»

«Du lever au coucher, toute la structure de la vie d'un prisonnier reflétait le système symbolique d'un État totalitaire et total et montrait au prisonnier une place aux échelons les plus bas du système ou même sous sa surface. En même temps, la totalité était naturellement plus absolue, plus il y avait de gens qui se retrouvaient dans les camps et plus leur traitement était dur.»

Boris Iakemenko, Le monde de concentration de l'Allemagne nazie

Bloc 25

Les casernes du camp de concentration d'Auschwitz, janvier 1945.
Les casernes du camp de concentration d"Auschwitz, janvier 1945.
© Sputnik

«Ce bloc 25, qui était l’antichambre de la chambre à gaz, si l’on peut dire, je le connais bien, car, à cette époque, nous avions été transférées au bloc 26 et nos fenêtres donnaient sur la cour du 25. On voyait les tas de cadavres, empilés dans la cour, et, de temps en temps, une main ou une tête bougeait parmi ces cadavres, essayant de se dégager: c’était une mourante qui essayait de sortir de là pour vivre.

La mortalité dans ce bloc était encore plus effroyable qu’ailleurs, car, comme c’étaient des condamnées à mort, on ne leur donnait à manger et à boire que s’il restait des bidons à la cuisine, c’est-à-dire que souvent elles restaient plusieurs jours sans une goutte d’eau.

Un jour, une de nos camarades, Annette Épaux, une belle jeune femme de 30 ans, passant devant le bloc, eut pitié de ces femmes qui criaient du matin au soir, dans toutes les langues: "À boire, à boire, à boire, de l’eau". Elle est rentrée dans notre bloc chercher un peu de tisane mais, au moment où elle la passait par le grillage de la fenêtre, la Aufseherin l’a vue, l’a prise par le collet et l’a jetée au bloc 25.

Toute ma vie, je me souviendrai d’Annette Épaux. Deux jours après, montée sur le camion qui se dirigeait à la chambre à gaz, elle tenait contre elle une autre Française, la vieille Line Porcher, et au moment où le camion s’est ébranlé, elle nous a crié: "Pensez à mon petit garçon, si vous rentrez en France". Puis elles se sont mises à chanter la Marseillaise.»

Médecins sadiques

Un groupe de garçons castrés par des médecins nazis. Camp de concentration d'Auschwitz.
Un groupe de garçons castrés par des médecins nazis. Camp de concentration d"Auschwitz.
© Sputnik

«En ce qui concerne les expériences, j’ai vu dans le revier, car j’étais employée au revier, la file de jeunes juives de Salonique qui attendaient, devant la salle des rayons, pour la stérilisation. Je sais, par ailleurs, qu’on opérait également par castration dans le camp des hommes. En ce qui concerne les expériences faites sur des femmes, je suis au courant parce que mon amie, la doctoresse Hadé Hautval, de Montbéliard, qui est rentrée en France, a travaillé pendant plusieurs mois dans ce bloc pour soigner les malades, mais elle a toujours refusé de participer aux expériences. On stérilisait les femmes, soit par piqûres, soit par opérations, ou également avec des rayons. J’ai vu et connu plusieurs femmes qui avaient été stérilisées. Il y avait parmi les opérées une forte mortalité. [...]

Les stérilisations, ils ne s’en cachaient pas, ils disaient qu’ils essayaient de trouver la meilleure méthode de stérilisation pour pouvoir remplacer, dans les pays occupés, la population autochtone par les Allemands, au bout d’une génération, une fois qu’ils auraient utilisé les habitants comme esclaves pour travailler pour eux. [...]

Il y a eu, également pendant le printemps 1944, un bloc de jumeaux. C’était la période où sont arrivés d’immenses transports de juifs hongrois: 700.000 environ. Le docteur Mengele, qui faisait des expériences, gardait de tous les transports, les enfants jumeaux et en général les jumeaux, quel que soit leur âge, pourvu qu’ils soient là tous les deux. Alors, dans ce bloc, il y avait des bébés et des adultes, par terre. Je ne sais pas, en dehors des prises de sang et des mesures, je ne sais pas ce qu’on leur faisait.»

Mères et enfants

Des femmes et des enfants, prisonniers d"Auschwitz. // Archives d"État de la Fédération de Russie. F. R-7021. Op. 128.D. 246.L. 24.

«Les femmes juives, quand elles arrivaient enceintes de peu de mois, on les faisait avorter. Quand la grossesse était près de la fin, après l’accouchement, on noyait les bébés dans un seau d’eau. [...] La préposée à ce travail était une sage-femme allemande, détenue de droit commun pour avoir pratiqué des avortements. Au bout d’un certain temps, un autre médecin est arrivé et, pendant deux mois, on n’a pas tué les bébés juifs. Mais, un beau jour, un ordre est arrivé de Berlin disant qu’il fallait de nouveau les supprimer. Alors, les mères avec leurs bébés ont été appelées à l’infirmerie, elles sont montées en camion et on les a conduites aux gaz. [...]

En principe, les femmes non juives accouchaient et on ne leur enlevait pas leurs bébés, mais, étant donné les conditions effroyables du camp, les bébés dépassaient rarement quatre à cinq semaines. Il y avait un bloc où se trouvaient les mères polonaises et russes. Un jour, les mères russes ayant été accusées de faire trop de bruit, on leur a fait faire l’appel toute la journée devant le bloc, toutes nues avec leurs bébés dans leurs bras.»

Écusson Winkel avec les lettres «SU» sur un vêtement de la détenue Antonina Grigorieva du camp de concentration de Ravensbrück. // Musée central d"État d"histoire contemporaine de la Russie.

Fosses et fours

«Il y avait à Auschwitz huit fours crématoires. Mais à partir de 1944, ce n’était pas suffisant. Les SS ont fait creuser par les détenus de grandes fosses dans lesquelles ils mettaient des branchages arrosés d’essence qu’ils enflammaient. Ils jetaient les corps dans ces fosses. De notre bloc, nous voyions, à peu près trois quarts d’heure ou une heure après l’arrivée d’un transport, sortir les grandes flammes du four crématoire et le ciel s’embraser par les fosses.

Une nuit, nous avons été réveillées par des cris effroyables. Nous avons appris le lendemain matin, par les hommes qui travaillaient au Sonderkommando (le commando des gaz) que la veille, n’ayant pas assez de gaz, ils avaient jeté les enfants vivants dans les fournaises.»

***

«Lorsque nous avons quitté Auschwitz, nous n’en croyions pas nos yeux, et nous avions le cœur très serré en voyant ce petit groupe de 49 que nous étions devenues, par rapport au groupe de 230 qui était entré 18 mois plus tôt. Mais nous avions l’impression de sortir de l’enfer, et pour la première fois, un espoir de revivre et de revoir le monde nous était donné.»

Ravensbrück

Situé à 100 kilomètres au nord de Berlin, le camp a été ouvert en mai 1939. Il était destiné principalement aux femmes. Sur 132.000 prisonniers qui sont passés par Ravensbrück, plus de 50.000 personnes sont mortes.

Un monument aux victimes du camp de concentration nazi de Ravensbrück au cimetière du Père-Lachaise.
Un monument aux victimes du camp de concentration nazi de Ravensbrück au cimetière du Père-Lachaise.
© Sputnik, V. Nikiforov

Esclavage

«À Ravensbrück même, il y avait l’usine Siemens où l’on fabriquait du matériel téléphonique, et des instruments pour la radio des avions. En outre, à l'intérieur du camp lui-même, il y avait des ateliers de fabrication de camouflage, d'uniformes militaires et de toutes sortes d'objets utilisés par les soldats. [...]

À Ravensbrück, le rendement jouait un grand rôle. C’était un camp de triage. Quand des transports arrivaient à Ravensbrück ils étaient expédiés très rapidement, soit dans des usines de munitions, soit dans des poudreries, soit pour faire des terrains d’aviation, et les derniers temps pour creuser des tranchées. [...]

Les industriels ou leurs contremaîtres, ou leurs responsables venaient eux-mêmes, accompagnés des SS, choisir et sélectionner. On avait l’impression d’un marché d’esclaves: ils tâtaient les muscles, regardaient la bonne mine, puis ils faisaient leur choix. Ensuite, on passait devant le médecin, déshabillée, et il décidait si on était apte ou non à partir au travail dans les usines. Les derniers temps, la visite au médecin n’était plus que pro forma, car on prenait n’importe qui.

Le travail était exténuant, surtout à cause du manque de nourriture et de sommeil, puisqu’en plus des 12 heures effectives de travail, il fallait faire l’appel le matin et le soir [...]

Le travail était à une cadence effrénée, les détenues ne pouvaient même pas se rendre au lavabo. Pendant la nuit et le jour, elles étaient effroyablement battues, tant par les SS femmes que par les hommes, parce qu’une aiguille cassait, parce que le fil était de mauvaise qualité, parce que la machine s’arrêtait, ou tout simplement parce qu’elles avaient une tête qui ne plaisait pas à ces messieurs ou ces dames.

Vers la fin de la nuit, on voyait qu’elles étaient si épuisées que chaque effort leur coûtait. [...] Quand la norme n’était pas atteinte, le chef de l’atelier Binder se précipitait et battait à tour de bras l’une après l’autre, toute la rangée des femmes de la chaîne, ce qui fait que les dernières attendaient, pétrifiées de terreur, que leur tour arrive.»

Cobayes

Une prisonnière polonaise du camp de concentration pour femmes de Ravensbrück montre au tribunal les conséquences des expériences médicales menées sur elle.
Une prisonnière polonaise du camp de concentration pour femmes de Ravensbrück montre au tribunal les conséquences des expériences médicales menées sur elle.
© Domaine public

«Dans ce bloc, avec nous, il y avait des Polonaises, portant le matricule 7.000, et quelques-unes qu’on appelait les "lapins", parce qu’elles avaient servi de cobayes. On choisissait dans leurs transports des jeunes filles ayant les jambes bien droites et étant elles-mêmes bien saines, et on leur faisait subir les opérations. À certaines, on a enlevé des parties d’os dans les jambes, à d’autres, on a fait des injections, mais je ne saurais pas dire de quoi. Il y avait parmi les opérées une grande mortalité. Aussi les autres, quand on est venu les chercher pour les opérer, ont-elles refusé de se rendre au revier. On les a conduites de force au cachot, et c’est là que le professeur venu de Berlin les opérait, en uniforme, sans prendre aucune précaution aseptique, sans mettre de blouse, sans se laver les mains. Il y a des survivantes de ces "lapins", elles souffrent encore énormément maintenant.»

«La violence inédite était en grande partie due au fait qu'elle était constamment ressentie comme une conséquence de l'extrême pression de l'État sur la société, c’est à travers la violence que l'État se présentait au socium. Du fait de cette pression, aurait dû cristalliser [...] une catégorie fondamentalement nouvelle de personnes (comme le graphite qui se transforme en diamant sous une pression extrême), qui assurerait l'irréversibilité du temps. Ce n'est pas un hasard si la construction d'un “homme nouveau”, la recherche de nouvelles capacités physiques de l'homme, qui, dans le Monde de concentration, ont donné des expériences sauvages sur les personnes, imprègnent toute l'idéologie du Troisième Reich.»

Boris Iakemenko, Le monde de concentration de l'Allemagne nazie

«Elles pourrissaient dans cette saleté»

Camp de concentration de Bergen-Belsen quelques jours après la libération, le 20 avril 1945.
© AP Photo

«Il n’y avait plus de place dans les blocs, les détenues couchaient déjà à quatre par lit. Alors il a été dressé au milieu du camp une grande tente. Dans cette tente, on avait mis de la paille, et les détenues hongroises ont été conduites sous cette tente. Elles étaient dans un état effroyable. Il y avait énormément de pieds gelés, parce qu’elles avaient été évacuées de Budapest, et elles avaient fait une grande partie du trajet à pied dans la neige. Un grand nombre étaient mortes. Celles qui sont arrivées à Auschwitz ont donc été conduites sous cette tente, et là, il en mourait énormément. Tous les jours, une équipe venait rechercher les cadavres sous la tente. Un jour, en revenant à mon bloc, qui était voisin, pendant le nettoyage [...] j’ai vu un tas de fumier qui fumait, et tout d’un coup, j’ai réalisé que c’était du fumier humain, car les malheureuses n’avaient plus la force de se traîner jusqu’aux lieux d’aisance. Elles pourrissaient donc dans cette saleté. [...]

C’était à l’hiver 1944, je crois, à peu près en novembre ou décembre. Je ne peux pas préciser le mois, parce que, dans les camps de concentration, c’est très difficile de donner une date précise, étant donné qu’à un jour de torture succédait un jour de torture égal, la monotonie rend très difficile les points de repère.»

Libération

Camp de concentration de Bergen-Belsen quelques jours après la libération. Une ancienne prisonnière crie aux soldats britanniques: «Tirez sur eux, tuez-les comme ils ont tué nos familles», le 27 avril 1945.
© AP Photo

«Lorsque les Allemands sont partis, ils ont laissé 2.000 femmes malades et un certain nombre de volontaires dont moi-même, pour les soigner, ils nous ont laissées sans eau et sans lumière, heureusement les Russes sont arrivés le lendemain. Nous avons donc pu aller jusqu’au camp des hommes et là, nous avons trouvé un spectacle indescriptible, ils étaient depuis cinq jours sans eau, il y avait 800 malades graves, trois médecins et sept infirmières qui n’arrivaient pas à retirer les morts de parmi les malades. Nous avons pu, grâce à l’Armée rouge, transporter ces malades dans des blocs propres et leur donner des soins et de la nourriture, mais malheureusement, je ne peux donner le chiffre que pour les Français: il y en avait 400 quand nous avons trouvé le camp, et il n’y en a que 150 qui ont pu regagner la France.»

***

«Il est difficile de donner une idée juste des camps de concentration quand on n’y a pas été soi-même, parce qu’on ne peut que citer les exemples d’horreur, mais on ne peut pas donner l’impression de cette lente monotonie, et

quand on demande qu’est-ce qui était le pire, il est impossible de répondre, parce que tout était atroce: c’est atroce de mourir de faim, de mourir de soif, d’être malade, de voir mourir autour de soi toutes ses camarades, sans rien pouvoir faire, de penser à ses enfants, à son pays qu’on ne reverra pas, et par moments nous nous demandions nous-mêmes si ce n’était pas un cauchemar tellement cette vie nous semblait irréelle dans son horreur.

Nous n’avions qu’une volonté pendant des mois et des années, c’était de sortir à quelques-unes vivantes pour pouvoir dire au monde ce que c’est que les bagnes nazis: partout, à Auschwitz comme à Ravensbrück – et mes camarades qui ont été dans d’autres camps rapportent la même chose – cette volonté systématique et implacable d’utiliser les hommes comme des esclaves, et quand ils ne peuvent plus travailler, de les tuer.»

 


Sources:
unicaen.fr
Boris Iakemenko, Le monde de concentration de l'Allemagne nazie. Les principales caractéristiques de la phénoménologie de l'inconnu dans Moniteur de l'université russe de l'Amitié des peuples, Série: Histoire générale, 2020, Vol.12, n°1.