Roman Roudenko: de l’école rurale à Nuremberg et Moscou.

Lorsqu’à l’été 1945, le procureur ukrainien Roman Roudenko fut nommé procureur général de l’Union soviétique à Nuremberg, il n’avait que 38 ans. Il était le plus jeune de ses collègues américains, britannique et français. Il n’était pas un lord comme le Britannique Hartley Shawcross. Il n’était pas professeur de droit comme François de Menton, procureur français. Enfin, il n’était pas juge de la Cour suprême, comme l’Américain Robert Jackson. Mais il représentait un pays qui avait porté le plus lourd fardeau dans la lutte contre le fascisme et avait initié un procès contre les dirigeants du Troisième Reich ainsi que contre l’idéologie nazie de supériorité raciale et la machine militaro-répressive de l’Allemagne hitlérienne.

Pourquoi lui?

Il y avait un autre argument important: Roudenko était le procureur de la République soviétique socialiste d’Ukraine. Or, l’Ukraine avait subi d’énormes pertes dans la guerre contre Hitler.

Pendant la guerre, Roudenko s’est montré un procureur expérimenté et un excellent orateur. En décembre 1943 à Kharkov, il a gagné le procès contre les bourreaux d’Hitler jugés pour leurs crimes commis en Ukraine. Une partie des pièces du dossier sera ensuite envoyée à Nuremberg.

A lire également

Reproduction du tableau de Nikolaï Joukov «Les juges du monde». Exposition «Le procès de Nuremberg».
Interrogatoire: en personne et en présentiel
En juin 1945, le procureur militaire en chef de l’URSS, Nikolaï Afanassiev, a nommé Roman Roudenko son assistant pour un procès public contre des membres de l’Armia Krajowa qui, entre 1944 et 1945, avaient tué et torturé jusqu’à 500 soldats de l’Armée rouge. Le procès qui a eu lieu dans la Salle des colonnes de la Maison des syndicats à Moscou, a été largement couvert par les médias soviétiques comme étrangers et retransmis à la radio.

Roudenko s’est distingué par son discours logique et passionné. Staline s’est peut-être souvenu de ce discours en décidant de qui représenterait les Soviétiques au procès de Nuremberg.

«Vatajok»

Roman Roudenko est né en 1907 dans le village de Nossovka, dans la province de Tchernigov (selon une autre version, dans un petit village à côté de Nossovka) dans la famille pauvre mais unie d’Andreï Roudenko. La famille possédait une parcelle de seulement un quart de dessiatine (la dessiatine est une ancienne unité de mesure de surface russe correspondant à 1,092 5 hectare). Monsieur et madame Roudenko étaient donc obligés de travailler du matin au soir mais malgré cela les enfants ne mangeaient jamais à leur faim. Lorsque Stolypine a appelé les paysans à aller s’installer en Sibérie en promettant autant de terres qu’une famille était prête à en labourer, le père Roudenko a d’abord voulu tenter sa chance. Mais finalement, il ne l’a pas fait, le voyage pour la Sibérie étant trop long pour les enfants.

Roman Rudenko avec sa femme Maria (à gauche) à Nuremberg, 1946. Archives centrales du FSB de la Fédération de Russie
Roman Rudenko avec sa femme Maria (à gauche) à Nuremberg, 1946. Archives centrales du FSB de la Fédération de Russie

Roman était le meneur de tous les jeux c’est pourquoi il a reçu le surnom de Vatajok (du mot russe «vataga», bande d’enfants). Il adorait lire, mais la vie imposait ses conditions: il ne pourra pas faire d’études universitaires de sitôt. Après sept ans d’école secondaire à Nossovka, Roman a commencé à travailler: il faisait paître des vaches dans les champs. En 1924, il est entré comme ouvrier à l’usine de sucre de Nossov, où il est rapidement monté en grade en devenant un activiste du Komsomol.

Il savait parler en public, il savait formuler des pensées de manière vivante, imagée et surtout accessible.

Les tribunaux politiques étaient alors en vogue parmi les membres du Komsomol et Roudenko y a trouvé sa place. À ce moment, ce n’était encore qu’un jeu.

Devenu procureur à 23 ans

Déjà ses professeurs à l’école avaient dit qu’il irait loin, écrit le biographe de Roudenko, l’historien et avocat Alexandre Zviagintsev. Il n’est donc pas surprenant que la carrière de Roman Roudenko se développe rapidement: le jeune homme talentueux a été vite remarqué.

En 1925, Roudenko a quitté l’usine de sucre après avoir été élu membre du bureau du comité du Komsomol dans le district Nossovski. Il était engagé dans un travail culturel et de propagande, publiait dans les journaux, châtiait son style. En 1926, à l’âge de 19 ans, Roudenko rejoint le parti bolchévique. Jusqu’à la fin de sa vie il est resté fidèle à la ligne du parti, «ne participant à aucune opposition», comme il l’écrira plus tard dans sa courte autobiographie.

A lire également

Des représentants de la Commission d’État extraordinaire (TchGK) examinent les crânes des victimes de la terreur nazie dans la ville d'Orel. Photo d'Arkady Chaïkhet. Archives de l'État russe de documents cinématographiques et photographiques (RGAKFD) / arch. N ° 0-171801
Les nazis ont éliminé presque 16 millions de Soviétiques
Après la guerre civile et la dévastation qui a suivi, les ouvriers et les paysans alphabétisés faisaient cruellement défaut. Le parquet soviétique qui a été de nouveau institué en 1922, manquait d’effectifs. En 1928, Roudenko a été envoyé à la ville de Nizhyn (région de Tchernihiv) pour y travailler en tant qu’inspecteur du comité de district de l’inspection des ouvriers et des paysans. Le futur procureur de Nuremberg y lutta contre les violations de la loi. En septembre 1929, le comité régional du parti envoya Roudenko au bureau du procureur du district de Tchernigov, où il fut promu enquêteur principal. Un an plus tard, en octobre 1930, il devient procureur de district dans la région de Nikolaïev. À partir de ce moment-là, l’avenir professionnel de Roudenko, âgé alors de 23 ans, est définitivement tracé. Il dirigeait déjà le bureau du procureur de la région de Staline (aujourd’hui région de Donetsk), lorsqu’en 1940 il devint étudiant par correspondance de l’Institut de droit de Kharkov. Mais il n’a fait que la première année. Roudenko a fait ses études supérieures en tant qu’étudiant externe à la faculté de droit de Moscou du Commissariat du peuple à la Justice et aux Cours supérieurs de droit de l’Académie de droit de l’URSS.

Pendant la guerre, en février 1942, Roudenko a été nommé procureur par intérim de l’Ukraine qui était presque entièrement occupée par les troupes allemandes. Le bureau du procureur travaillait depuis les zones frontalières. Lorsque nos troupes ont commencé à libérer sa patrie, Roudenko, qui avait été nommé procureur en 1944, a mis en place et dirigé des groupes opérationnels pour rechercher des preuves des atrocités des nazis.

Palais de justice de Nuremberg. Le procureur en chef de l'URSS, Roman Rudenko (à gauche), s'entretient avec des journalistes soviétiques. Photo de Viktor Temine. Archives d’État de la Fédération de Russie / F. 10140 Op. N ° 2 D.157 L.15
Palais de justice de Nuremberg. Le procureur en chef de l'URSS, Roman Rudenko (à gauche), s'entretient avec des journalistes soviétiques. Photo de Viktor Temine. Archives d’État de la Fédération de Russie / F. 10140 Op. N ° 2 D.157 L.15

Le 6 novembre 1943, incendiée par les Allemands, Kiev était toujours en proie des flammes. Les membres du groupe de Roudenko traversaient le Dniepr dans l’obscurité sur un bateau en ramant avec une planche. Ils devaient entrer dans la ville avec les unités du Premier front ukrainien afin de recueillir des preuves irréfutables des atrocités nazies, dont certaines serviraient de preuves au procès de Nuremberg deux ans plus tard.

Pour le compte de l’URSS et de ses frères

Roman Andreïevich Roudenko exercera les fonctions de procureur général de l’URSS de 1953 jusqu’à sa mort en janvier 1981.

Il deviendra le patriarche du parquet soviétique, légende vivante de la justice nationale.

Il sera récompensé par six ordres de Lénine et se verra décerné le titre de Héros du travail socialiste. Le premier pas vers le sommet de sa carrière a été franchi à Nuremberg en Bavière à l’automne 1945.

Roman Andreïevich Roudenko
Roman Andreïevich Roudenko, le 11 novembre 1965
© Sputnik, Vassili Nosskov

Au procès de Nuremberg, le procureur soviétique Roman Roudenko a montré ses meilleures qualités professionnelles. C’est tout d’abord un sang-froid incroyable, une logique foudroyante, de l’intelligence, de la persévérance et de la cohérence. L’accent ukrainien qu’il a conservé tout au long de sa vie, ajoutait des couleurs vives à ses discours. Il était respecté par ses collègues et craint par les accusés. Le monde entier a su son nom pour ne plus l’oublier.

Mais peu de gens savaient quel était le prix du sang-froid légendaire de Roudenko.

Lorsque les visages des prisonniers du camp de concentration de Dachau libérés par les Américains, sont apparus sur l’écran dans la salle du Tribunal militaire international, ces images concernaient directement Roudenko. Son frère Nikolaï avait traversé l’enfer de Dachau. Son frère Ivan est mort dans la bataille pour Cracovie. Mais personne ne le savait. Le procureur général soviétique a représenté au procès les intérêts de tous ceux qui ont souffert en URSS des agissements des nazis.