Quels étaient les motifs du tribunal de Nuremberg pour accepter ou refuser les dépositions écrites des témoins?

Le 28 novembre, c’était la première fois que les dépositions d’un témoin étaient lues au procès, le témoin se trouvant à Mexico. Il s’agissait de George Messersmith, ancien consul général des États-Unis à Berlin qui, grâce à son haut poste diplomatique, avait pu voir comment l’Allemagne se préparait à effectuer une agression. La défense avait vigoureusement protesté: pourquoi le diplomate américain ne vient-il pas à l’audience pour se soumettre à un contre-interrogatoire?

La façon dont le tribunal de Nuremberg a tranché ce type de question est décryptée par le juriste Sergueï Mirochnitchenko, spécialiste du droit international.  

«Lors du procès de Nuremberg, le tribunal avait développé deux approches des «affidavits», qui sont des dépositions écrites faites sous serment. La première approche se rapporte au cas de George Messersmith. Lorsque le procureur américain Sidney Alderman a commencé à lire ses dépositions écrites qui démontraient l’existence du complot et du lien entre le gouvernement allemand et les nazis autrichiens, Egon Kubuschok, avocat de l’accusé von Papen, a immédiatement objecté. La défense a demandé que Messersmith se présente en personne au procès. Alderman a expliqué que Messersmith se trouvait à Mexico [entre 1942 et 1946, Messersmith était ambassadeur des États-Unis au Mexique – note de l’auteur] et qu’il était difficile de le faire venir au tribunal. Les juges ont rejeté l’objection de la défense en rendant la décision suivante: le tribunal acceptait l’affidavit mais à une condition: la défense pouvait adresser des questionnaires au témoin. L’avocat de von Papen, puis les avocats de Funk, von Neurath et Dönitz ont préparé ces questionnaires que l’accusation américaine a par la suite adressés à Messersmith à Mexico. Les réponses ont été présentées au tribunal en avril 1946.    

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La deuxième approche est apparue à la suite de la tentative de l’accusation américaine de lire les dépositions écrites de l’ancien chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg. La défense a déclaré que ce témoignage était très important et qu’il n’y avait aucun obstacle à ce que Schuschnigg vienne en personne au procès. Le tribunal a accepté l’objection de la défense, il a interdit à l’accusation de lire les dépositions de Schuschnigg et a autorisé sa convocation, mais aucune des parties ne l’a fait. 

Ces deux facteurs – l’importance du témoignage et l’accessibilité géographique du témoin – ne constituaient pas des règles tacites.

C’est le tribunal qui en décidait en appliquant le principe classique de la Common law anglo-saxonne selon lequel une règle de procédure est créée au cours du procès. Aucun code de procédure, en tant que corpus des normes de procédure judiciaire qui pourrait guider le tribunal, n’existait. Les statuts du tribunal prévoyaient le cadre dans lequel se déroulerait le procès, et par ailleurs l’article 19 disposait explicitement que le tribunal ne devait pas être lié par les formalités dans l’administration des preuves. C’est pourquoi au cours du procès, le tribunal statuait en fonction de la situation. Les avocats des accusés prenaient connaissance des textes de décision dans le centre d’information de la défense.  

Cette pratique a été généralisée pour concerner non seulement les affidavits mais aussi les documents. Lorsque l’accusation soviétique a essayé de joindre au dossier, à titre de preuve, la déclaration faite par Friedrich Paulus au gouvernement soviétique le 9 janvier 1946, la défense a affirmé que la lettre de Paulus n’était pas un affidavit, c’est-à-dire qu’elle ne constituait pas un procès-verbal d’interrogatoire et qu’on ne pouvait donc pas la joindre au dossier. Le deuxième argument, c’était l’importance du Generalfeldmarschall: c’est lui qui avait mis au point le plan «Barbarossa», il connaissait en personne tous les hauts dirigeants allemands. L’accusation soviétique s’était probablement attendue à ces objections et avait pris soin d’amener au préalable Paulus à Nuremberg, où il a été présenté au tribunal en tant que témoin.   

Par la suite, le tribunal a rigoureusement appliqué cette règle. Si les dépositions écrites concernaient de hauts dignitaires du régime nazi et qu’il était facile de faire venir un témoin à Nuremberg, les juges exigeaient immanquablement un interrogatoire en personne.

Lorsqu’il s’agissait de victimes des fascistes, la défense rétorquait invariablement que les témoins avaient une antipathie personnelle et que leurs dépositions n’étaient donc pas impartiales. Pour cette raison, l’accusation choisissait des témoins qui n’étaient pas en compte avec les nazis car leur témoignage impartial avait une valeur plus importante. Ainsi, la lecture des dépositions écrites de Hermann Gräbe a eu un grand retentissement. Ingénieur allemand d’une entreprise de construction en Ukraine, Gräbe était témoin d’un pogrom contre les Juifs dans le ghetto de Rovno en juillet 1942 et de leur extermination près de la ville de Dubno en octobre de la même année. Il a décrit au tribunal la fusillade des Juifs dans une fosse.     

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Il y avait, par ailleurs, une contrainte d’ordre technique qui empêchait de joindre les affidavits et autres documents. Lorsque les dépositions de Messersmith ont été lues, les versions en russe et en français n’étaient pas encore prêtes. Jusque vers le mois de décembre, l’accusation était en retard sur la traduction des documents dans les quatre langues du procès. C’est pourquoi les affidavits, notamment celui de Messersmith, n’étaient pas lus dans leur intégrité. La partie américaine a proposé, en attendant que les documents soient traduits dans toutes les langues, de considérer comme preuve seulement ce qui était lu pendant l’audience et porté à la connaissance des participants au procès grâce au système de l’interprétation simultanée. Par la suite, étaient acceptés comme preuves des documents traduits dans les quatre langues du procès, même sans lecture devant le tribunal. Ces documents pouvaient ne pas être lus, il suffisait de citer leur titre et leur numéro.     

On ne peut pas dire que le tribunal ait eu une dérive accusatoire en ce qui concerne l’acceptation et l’évaluation des preuves, dont les affidavits. Le tribunal statuait sur la procédure en tenant compte de l’avis de la défense et essayait de garantir l’équilibre entre les intérêts des parties au procès. De ce point de vue, le tribunal de Nuremberg se démarquait fortement du régime de représailles sans forme de procès établi par les nazis.

Chiffres

Au total, 116 témoins ont été interrogés dans la salle d’audience au cours du procès.

Parmi eux
33 témoins de l’accusation,
61 témoins de la défense,
22 témoins dans l’affaire des organisations criminelles.

143 affidavits ont été présentés au tribunal par l’accusation et 196.213 dépositions écrites en faveur des organisations par la défense.

 

Source:
Verdict du Tribunal militaire international