Le recueil historique et documentaire Camp de concentration de Majdanek. Recherche. Documents. Souvenirs est préparé conjointement par la Société historique militaire russe et le Centre scientifique et éducatif Holocauste. Il s'agit de la première publication en russe consacrée au premier camp de concentration qui a été libéré par les Alliés et a révélé au monde la réalité choquante de l'usine de mort nazie. Le recueil comprend des articles, des documents, des mémoires et des rapports officiels, dont la plupart sont publiés pour la première fois. Nous avons parlé de cette publication unique avec son éditeur Constantin Pakhalouk, directeur adjoint du département des Sciences et de l'éducation de la Société historique militaire russe. La conversation a été si riche et complète que nous n'avons pas jugé possible de l’abréger et nous la publions donc en entier, mais en deux parties.

Constantin Pakhalouk, directeur adjoint du département des Sciences et de l'éducation de la Société historique militaire russe
Constantin Pakhalouk, directeur adjoint du département des Sciences et de l'éducation de la Société historique militaire russe
© Sputnik, Nina Zotina

-  M. Pakhalouk, le livre mentionne que le camp SS Lublin, plus connu sous le nom de Majdanek (d'après le nom de la localité voisine de Majdan Tatarski) est une lacune historiographique pour un chercheur: malgré le fait qu'il est assez connu et est même devenu un symbole de destruction massive organisée exemplaire, les informations détaillées et les sources systématisées disponibles à son sujet étaient, jusqu'à récemment, assez restreintes. Votre travail est la première publication en russe. À quoi, selon vous, est lié ce tragique paradoxe?

-  Tout d'abord, cela est dû à une fausse notoriété. Si quelque chose est constamment mentionné, il semble à beaucoup que cela signifie qu'en principe, cela a été bien étudié. En Russie, le débat actif sur les crimes nazis n'est pas basé sur une historiographie aussi solide; celle-ci n'a été créée qu'au cours des 10 ou 15 dernières années. La deuxième raison est la difficulté de travailler avec des documents. Vous ne pouvez pas simplement prendre les rapports des organismes d'enquête soviétiques, en particulier ceux qui sont parus «au sommet»: ils ont été écrits non pas tant au nom de la vérité que pour des représailles. Il est nécessaire de se référer à l'énorme bloc de documents allemands, ainsi qu'aux témoignages, qui peuvent être dans de nombreuses langues. Prenez le même Holocauste: idéalement, son historien devrait parler couramment le russe, l'anglais, l'allemand, le yiddish et un peu le français. Car c'est dans ces langues qu’on trouve à la fois l'historiographie principale et les mémoires clés. La troisième raison est la peur. Travailler avec de tels sujets est une immersion dans l'histoire, qui contient de nombreuses pages désagréables pour ce qu'on appelle l'identité nationale: des pages de collaboration, de trahison, de comportements pas toujours dignes. Il est effrayant pour beaucoup d'entrer dans les détails, il est plus facile et préférable pour eux de tout réduire à un certain nombre de formules étroites.

- En théorie, Auschwitz répond aux mêmes critères en matière de complexité de la recherche. Pourquoi est-il couvert de façon beaucoup plus large?

- Oui, il est plus grand que les autres. Le plus révélateur. Symbole de la politique d'extermination nazie. Il a d'abord été construit pour les Polonais, puis des prisonniers de guerre soviétiques y ont été transférés. C’est aussi là-bas qu’il y a eu des expériences sur le gaz Zyklon B, et après le succès de celles-ci, il a été utilisé dans l'un des départements du camp, jusqu'à fin 1944. Le nombre total de morts est supérieur à 1 million. Après tout, en parallèle, Auschwitz est une immense usine de travail forcé, avec des usines, des ateliers, un dispositif spécial de travaux forcés, etc. Lorsqu’on parle du camp de concentration nazi comme d’une “usine de mort”, cette métaphore est la mieux incarnée à Auschwitz. L'usine est un mécanisme bien huilé pour transformer les personnes indésirables en cadavres, pour priver ceux qui restent de tout ce qui est humain, social et individuel, pour les réduire à un “corps nu”, ce qui n'est nécessaire que pour maximiser la machine économique de la SS.»

La couverture du recueil Camp de concentration de Majdanek. Recherche. Documents. Souvenirs

FICHE
Majdanek est un nom polonais, le nom nazi est Lublin. De 1941 à début 1943, c'était un camp de prisonniers de guerre, puis un camp de concentration. Il a été construit par des spécialistes polonais d'entreprises civiles de Lublin.

Deux des cinq commandants, Koch et Florstedt, ont été exécutés par les nazis eux-mêmes pour corruption en avril 1945. Soit dit en passant, Koch est devenu le commandant de Majdanek un mois après qu'un abat-jour en peau humaine a été fabriqué à Buchenwald sur son ordre.

Plusieurs dizaines de SS (du bureau du commandant) et une partie de la division Totenkopf (dans la garde extérieure) ont servi dans le camp. Quelques centaines d’autres employés étaient des collaborateurs, recrutés parmi les anciens prisonniers de guerre et les bataillons de police lituanienne.

Majdanek était censé devenir une «base d'esclaves»: 150.000 travailleurs gratuits et 60.000 SS dans une cité militaire spéciale.

En premier lieu, le camp avait des tâches d'exploitation économique, mais à partir du printemps 1942, il fut intégré au système d'extermination des Juifs. Ceux qui en étaient capables sont passés par le camp comme par un centre de tri, les autres ont été supprimés. Les biens des Juifs assassinés y ont été transportés d'autres camps pour être triés par des prisonniers et envoyés en Allemagne.

De l'automne 1942 à l'automne 1943 à Majdanek, des Juifs ont été tués dans des chambres à gaz, y compris ceux qui n'avaient pas été tués à Belzec, Sobibor et Treblinka. Entre 60.000 et 80.000 personnes y sont mortes. Les cadavres ont été brûlés dans des fosses; les corps restaient là pendant des jours en brûlant. Le crématorium a été mis en service après la fin des massacres. En 1943, Majdanek était en tête de liste des camps de concentration concernant le nombre de morts de faim. Depuis 1944, des prisonniers handicapés y sont amenés.

Il y a eu au moins 500 tentatives d’évasion de prisonniers. Le 14 juillet 1943, 80 prisonniers soviétiques se sont évadés. Le commandant Koch a ordonné d’en fusiller d’autres et a signalé à ses supérieurs qu'il avait empêché l'évasion. La vérité a vite éclaté au grand jour et Koch a été congédié. Ce qui est arrivé aux prisonniers évadés reste inconnu. Selon le musée de Majdanek, au moins 150.000 prisonniers sont passés par le camp. L'historien Zinovi Loukachevitch en a compté au moins 360.000.

La fumée au-dessus du camp de concentration de Majdanek, 1943 // USHMM
La fumée au-dessus du camp de concentration de Majdanek, 1943 // USHMM
© Domaine public

- En préparation de cette interview, est ressortie la citation suivante: «Lorsque nous avons analysé l'histoire de ce camp, il s'est avéré qu'il avait été oublié. C'était le premier camp libéré par l'Armée rouge, où de nombreux correspondants soviétiques sont venus, où une commission spéciale pour enquêter sur les crimes a été créée, mais il a été pratiquement oublié des historiens et des gens ordinaires», a déclaré Léonid Terouchkine, chef du service des Archives du Centre scientifique et éducatif Holocauste. Quelle est la raison de cette lacune dans la mémoire collective et professionnelle, selon vous?

- Il s'agit d'un sujet très difficile. Rares sont ceux qui peuvent le traiter avec détermination et pendant longtemps. Quant à Majdanek, ce sont d’abord des Polonais qui y ont été enfermés et en Pologne, il est bien connu. Cependant, la majorité des victimes de Majdanek sont des Juifs, mais leur nombre est plusieurs fois inférieur à celui d'autres camps de la mort spécialisés. Par conséquent, lorsqu'il s'agit de l'Holocauste, ils se souviennent d'abord d'Auschwitz (ou plutôt d'Auschwitz 2 – Birkenau) et de Treblinka. Alors que Majdanek occupe une place quelque peu marginale dans l'histoire de la Shoah. Il en va de même pour les citoyens soviétiques: peu de prisonniers de guerre et d'internés sont passés par ce camp, donc Majdanek n'a pas non plus attiré beaucoup l'attention chez nous. Il y avait beaucoup d'autres sujets qui semblaient plus significatifs et de première importance. Des recherches spécialisées ont été menées par les Polonais, par le musée de Majdanek. Globalement, c’est eux qui ont écrit l'histoire du camp et ce, de manière suffisamment détaillée. Notre livre est un complément qui peut être fait sur la base de documents russes.

Des conteneurs remplis de chaussures de prisonniers du camp de concentration de Majdanek. Plus de 800.000 paires y ont été découvertes après la libération
Des conteneurs remplis de chaussures de prisonniers du camp de concentration de Majdanek. Plus de 800.000 paires y ont été découvertes après la libération
© Domaine public

- Y a-t-il des raisons plus larges pour lesquelles le sujet de Majdanek s'est finalement avéré peu connu?

- Oui. Parmi elles, on trouve la difficulté objective de trouver un langage public qui exprimerait la souffrance commune de victimes complètement différentes qui sont mortes à cause des différentes politiques d'extermination nazie. L'emprunter à l'Occident ne marchera pas pour deux raisons. Premièrement, tout souvenir réel est une conversation “à propos de nous”, et vous ne pouvez l'apprendre que par vous-même. Deuxièmement, l'expérience de la terreur nazie en Europe occidentale était différente de celle à l'Est, et même aujourd'hui, pour le grand public d'Europe occidentale, les crimes nazis sont réduits aux camps de concentration et à l'Holocauste. Si nous parlons de l'URSS, sur son territoire la manifestation de la politique nazie d'extermination n'est pas tant des camps de concentration que des exécutions massives, comme à Babi Yar, la terreur la plus sévère dans les zones partisanes, la condamnation intentionnelle à la famine, etc. Et l'approche soviétique était de dire des choses du genre “le peuple soviétique dans son ensemble était une victime spéciale des nazis, c’est nous qui avons le plus souffert”. Le désir de souligner la souffrance commune de l'ensemble du peuple soviétique, a cependant conduit dans la pratique à brouiller la compréhension que le sens du nazisme était précisément la division des sociétés en groupes et la poursuite de sa propre politique par rapport à chaque groupe: détruire les uns, en déplacer d’autres, priver de droits d’autres encore, etc. Comprendre des crimes précis, rendre hommage à la mémoire des victimes: cela nécessite un langage public, cela nécessite une analyse, cela nécessite une compréhension des motivations des auteurs, mais rien de tout cela n'est visible derrière le fameux «génocide du peuple soviétique». Or il faut le voir, faute de quoi un débat public sur des crimes spécifiques n'est pas possible, un débat public qui, en pratique, se réduit constamment à des affirmations du type «Mais pourquoi se souvient-on des uns et pas des autres?» Dans un certain nombre de publications étrangères, on peut trouver la formulation suivante: la politique des nazis sur le territoire de l'URSS était de nature génocidaire. Du reste, je suis moi-même partisan de la formulation «politique de destruction» en tant que concept général faisant référence à tout un ensemble de mesures criminelles.

Je voudrais attirer votre attention sur le fait que dès le départ, ce débat «sur le caractère commun de la tragédie» n'a pas eu lieu et que l'intention a été enterrée par la propagande. Ainsi, depuis la guerre, en raison d'attitudes politiques, ce sont les Slaves dont la propagande a fait ouvertement et délibérément la principale victime. C'est-à-dire que tout le monde est égal dans la souffrance, mais que «les Slaves y sont plus égaux que les autres». Les documents montrent clairement que l'extermination spéciale et cohérente des Juifs n'était un secret ni pour les responsables soviétiques, ni pour de nombreux citoyens mais, encore une fois, on a essayé de le cacher. Le thème de l’élimination des personnes handicapées physiques et mentales a également été étouffé. Prenons l’orphelinat d’Ieïsk. Si vous voulez, cela peut être qualifié de «crime contre l'enfance soviétique», mais les Allemands n'y ont tué que des personnes handicapées et y ont vu la mise en œuvre de la politique «d'hygiène raciale». En conséquence, il nous faudra encore comprendre les différentes facettes des crimes nazis, rendre hommage à la mémoire des différentes victimes et groupes de victimes mais en même temps, souligner leur caractère commun. Il me semble que le caractère commun de souffrance est souligné non par des formules générales et la fameuse égalité (qui en pratique est assurée par l'élimination d'un certain nombre de victimes de l'histoire), mais par la capacité de voir et de comprendre la variété des crimes, en encourageant la sympathie pour des victimes complètement différentes, y compris celles qui, pour vous, sont plutôt les «autres» que les «vôtres». Juifs, habitants de Léningrad assiégée, personnes handicapées, prisonniers de guerre, habitants de villages incendiés, Tziganes: ce sont tous des victimes différentes, mais très proches les unes des autres. Évidemment, si l’objectif de se souvenir des crimes n'est pas la compassion, mais la colère et le châtiment, de tels détails ne sont pas nécessaires.

Le camp de concentration de Majdanek après la libération. Des habitants apportent des fleurs vers les restes des prisonniers.
Le camp de concentration de Majdanek après la libération. Des habitants apportent des fleurs vers les restes des prisonniers.
© Sputnik, Viktor Temine

Bien sûr, vous pouvez dire à juste titre qu’on ne peut pas comparer les victimes en fonction du niveau de souffrance. Oui, c'est vrai. «Qui a le plus souffert?» est une question immorale. Mais cela n’annule pas une autre chose: tout crime a un sujet, un auteur, un criminel qui, dans le cas qui nous occupe, était le système nazi. Cela signifie que nous ne pouvons pas éviter de comprendre les motivations de ce système. Et là, un gros problème se pose pour beaucoup: les nazis ne considéraient pas les citoyens soviétiques comme un seul peuple soviétique. Les nazis ne considéraient pas les citoyens soviétiques comme tels! Ils les considéraient comme des Russes, des Biélorusses, des Ukrainiens, des Juifs, des Tsiganes. De plus, l'idéologie a dénoncé notre pays comme un «État judéo-bolchevique», et dans les territoires occupés, ce sont les Juifs qui sont devenus les premières victimes. Cela ne veut pas dire que «les Juifs ont le plus souffert», mais que les nazis ont choisi les Juifs comme leurs premières victimes.

Et l'attitude envers le sujet juif, qui est fondamental pour comprendre le nazisme, est devenue le point le plus faible du débat soviétique sur les crimes des nazis. C'est pourquoi nous avons observé beaucoup d'équilibrisme, quand tout le monde savait que les Juifs étaient les premiers à être tués par les nazis, mais on fait des généralisations soignées du genre “on tuait tout le monde”, “citoyens soviétiques”. C’est là qu'on a commencé à tricher, quand on veut le beurre et l'argent du beurre. Jusqu'aux années 90, ça ressemblait à ça: “Je veux parler de Sobibor, de l'exploit de Petcherski, mais on ne peut pas mentionner les Juifs”. Les pages peu attrayantes ont également causé des difficultés: la collaboration, par exemple, et pas seulement dans les territoires occupés. Par exemple, à Treblinka, où plus de 800.000 Juifs ont été tués en moins d'un an, ce sont des collaborateurs soviétiques qui ont fourni du gaz aux chambres à gaz.»

Des gardiens du camp de Majdanek montrent des  boîtes contenant du gaz toxique Zyklon-B (ils ont été pendus suite à la décision du tribunal en 1944 à Lublin, en Pologne).
Des gardiens du camp de Majdanek montrent des boîtes contenant du gaz toxique Zyklon-B (ils ont été pendus suite à la décision du tribunal en 1944 à Lublin, en Pologne).
© Sputnik, Victor Temine

- Dans quelles circonstances avez-vous décidé de combler le vide lié au sujet de Majdanek?

- Je m'occupe du thème de la politique d'extermination nazie depuis 2016. Cela est lié au sujet important de la mémoire pour moi: la mémoire historique et son utilisation politique. De plus, en 2018, le long métrage Sobibor est sorti. La Société militaire historique russe a participé à la création de ce film, a initié ou soutenu un certain nombre de projets pour perpétuer la mémoire de Petcherski. Nous, au département scientifique, avons décidé que cette activité mémorielle devait être complétée par des activités scientifiques et donc, avec le Centre scientifique et éducatif Holocauste, nous avons sorti un recueil scientifique [Sobibor: Un regard des deux côtés des barbelés, 2018, ndlr]. Après, j'ai eu envie de continuer. J’ai pensé que je devais faire la même chose à propos de Majdanek. J'y suis allé, dans les environs de Lublin. J'ai décidé de fouiller dans les archives. Et j’y ai trouvé non seulement des documents sur l'enquête sur les crimes, mais aussi de remarquables souvenirs du médecin prisonnier de guerre soviétique Souren Baroutchev. Non pas qu'ils n'étaient pas du tout connus en Russie ou au musée de Majdanek: un certain nombre de chercheurs connaissaient leur existence mais pour diverses raisons, ils n'ont pas été publiés. Lorsque je les ai trouvés dans les fonds des archives d'État de la Fédération de Russie, j'ai été surpris que personne ne publie une source aussi brillante. Ils sont intéressants à lire, et ce témoignage est écrit «immédiatement après». Or, c'est extrêmement rare. Souvent, les souvenirs de l'expérience des camps de concentration ont été écrits 10 ou 15 ans après. Les témoignages enregistrés immédiatement après la libération posent également de nombreux problèmes: il s'agit souvent de témoignages face à un enquêteur, un procureur ou un tribunal; ou vice-versa, les souvenirs de l'expérience du camp sont sollicités dans l'espace public pour traduire les criminels en justice. Alors que là, au contraire, ces souvenirs sont tout d’abord une prise de parole, une envie de parler d’une expérience traumatisante avec un certain effet thérapeutique. Il est important que les personnes qui ont survécu à la tragédie s'expriment, et grâce à Constantin Simonov, Baroutchev a pu le faire. Et il n’a pas écrit, mais dicté, ce qui donne au texte une double force.

Sur le territoire du camp de concentration de Majdanek. Les fours crématoires
Sur le territoire du camp de concentration de Majdanek. Les fours crématoires
© Sputnik, Mikhaïl Trakhman

Lors de la publication, aux mémoires de Baroutchev nous avons également ajouté le témoignage de Dionys Lenard, Juif qui s'est enfui de Majdanek. Il a disparu sans laisser de trace en 1944-1945, mais le texte sur son séjour à Majdanek circulait déjà dans la clandestinité slovaque. C'est une source assez connue à l'étranger qui est souvent citée, car c'est une preuve de l'Holocauste pendant l'Holocauste, écrite dans la foulée.»


FICHE
Dionys Lenard est un Juif slovaque de Zilina, déporté à Majdanek en avril 1942. Vers la fin juin ou début juillet de la même année, il réussit à s'évader et à rejoindre la Slovaquie, puis à s'installer en Hongrie. Ses traces d'après-guerre sont perdues. Il a écrit ses mémoires en 1942 et les a remis au Conseil juif slovaque. Puis une copie de ses mémoires a été reprise par le rabbin Armin Frieder dans son journal, et cette version, sans indication de l’auteur, a été publiée en Israël en 1961. L'original a été découvert plus tard. Il s'agit du tout premier témoignage d'un prisonnier survivant de Majdanek, écrit pendant la guerre et au plus fort de l'Holocauste.


Extrait des mémoires de Dionys Lenard:

«Depuis que les portes du camp se sont fermées derrière nous, toutes les valeurs éternelles ont cessé d'exister. Tout est devenu momentané. Et la vie humaine a perdu son sens. 400 à 500 personnes étaient tuées chaque jour. Parmi celles-ci, la moitié sont mortes naturellement, si seulement quelqu'un qui est mort de faim peut être considéré comme mort d’une cause naturelle. En règle générale, il s'agissait de personnes âgées qui ne pouvaient pas vivre dans de telles conditions et, de plus, travailler. D'autres ne sont pas morts de causes naturelles. Je n'ai pas été partout, je n'ai pas pu aller partout. Je ne décris que les événements dont j'ai été témoin ou dont j'ai entendu parler. Un matin est arrivé un groupe de prisonniers, dans lequel il y avait beaucoup de vieillards. Quiconque n'a pas vu la boue du camp de Lublin ne sait pas ce qu’est la boue. Après la pluie, même faible, la cour se trouvait tellement ramollie qu'il devenait dangereux d’y marcher. Il fallait avoir de la dextérité pour marcher en sabots de bois sur un sol marécageux, dans lequel il fallait s’enfoncer jusqu'aux chevilles [dans l'original “de 20 centimètres”, note du traducteur].

Un Juif de l'est de la Slovaquie a trébuché et est tombé au sol. Au moment de sa chute, ce vieil homme a légèrement touché le revers du pantalon d'un SS qui passait juste à côté. Celui-ci a sorti son pistolet et l'a abattu sur place. Cela s'est produit plusieurs fois.

D'abord, les corps des personnes tuées ont été enterrés, puis ils ont commencé à les brûler dans le crématorium derrière le deuxième "champ". Un Autrichien de Vienne y travaillait, il était déjà dans des camps de concentration depuis 8 ans. Tout son travail consistait à brûler des cadavres. Il n'est pas surprenant que tous ces événements aient eu un effet terrible sur nous et aient complètement paralysé nos nerfs. Un autre vieil homme de Nitra s'est suicidé: la nuit, alors que c'était interdit, il s'est approché des barbelés et a couru vers la clôture. Le gardien lui a tiré dessus. [...]

Deux jours après l'arrivée des Juifs du ghetto de Lublin, des milliers de femmes sont venues du même endroit. Elles ont d'abord été placées dans un camp, puis ont été chargées dans des camions. Par hasard, je les ai vues de près et je n'en croyais pas mes yeux. Il était encore possible de comprendre d'une manière ou d'une autre que les SS battaient les hommes. Les hommes sont plus forts, les hommes sont capables de résister, ils supportent plus facilement la douleur. Mais se jeter comme ça sur des femmes faibles, les battre à coups de crosse quand elles ne peuvent pas monter dans un camion...

Il y avait une fille de cinq ans, jolie comme un cœur. Raphaël lui-même n'aurait pas pu dessiner une plus belle enfant. Elle avait les cheveux blonds, longs et bouclés. Elle a traîné et s'est enlisée dans un marécage. Elle a commencé à pleurer. Dans sa naïveté, l'enfant ne pouvait pas comprendre que quelqu'un puisse la faire souffrir sans aucune raison.

Mais un SS l'a frappée au visage. Si un policier (Vroutki) ne m'avait pas retenu, je l'aurais abattu. C’est alors que j'ai compris que les nazis n'étaient pas des personnes ou des animaux, mais qu’ils étaient la vermine de l'autre monde, pour laquelle il n'y a pas de place sur notre planète.»

Mausolée du camp de concentration de Majdanek
Mausolée du camp de concentration de Majdanek
© Domaine public, Roland Geider