Yegor Iakovlev, directeur du Fonds de recherche Histoire digitale parle des coûts des procès contre les nazis, des plans d’extermination du peuple soviétique et de la «banalité du génocide».

Le procès de Nuremberg a sans aucun doute été un événement marquant de l’histoire de l’humanité. Il a dressé le bilan de la Seconde Guerre mondiale et de la Grande Guerre patriotique, condamné le nazisme et les principaux criminels nazis. Cependant, il ne faut pas oublier que la préparation de ce procès s’est déroulée dans des délais très courts. Les raisons politiques d’une telle précipitation sont compréhensibles et explicables, mais à cause de cela, tous les documents exposant les atrocités nazies n’ont pas été présentés au tribunal.

En outre, un certain nombre de personnalités influentes du Troisième Reich ont été jugées non pas à Nuremberg, mais dans les pays les plus touchés par leurs crimes. Par conséquent, il n’y a pas eu de rapprochement qui ait été établi entre d’une part, les dépositions et les détails révélés au cours de ces procès nationaux et de l’autre, les documents et éléments présentés à Nuremberg. Ainsi, le grand public mondial n’a pas pu avoir une représentation complète des crimes nazis.

Les soldats de l'Armée rouge rendent hommage aux victimes d’un camp de prisonniers de guerre soviétiques (région de Stalingrad). 1942. // rcfoundation.ru, projet Образывойны.рф
Les soldats de l'Armée rouge rendent hommage aux victimes d’un camp de prisonniers de guerre soviétiques (région de Stalingrad). 1942. // rcfoundation.ru, projet Образывойны.рф

Je pense que notre génération a pour mission de terminer ce qui a été commencé. Au cours des 75 dernières années, les chercheurs ont découvert une base documentaire beaucoup plus large que celle dont disposaient à l’époque les procureurs de Nuremberg. Cependant, tous ces documents se trouvent encore dispersés: ils sont éparpillés dans les archives de différents pays, seule une partie d’entre eux a été publiée, et seulement quelques-uns ont été traduits en russe. De toute évidence, il est nécessaire de créer un fonds d’archives scientifiques virtuel unifié, où tous les documents de ce type seront rassemblés, traduits en russe et commentés par les historiens.

Quels documents n’ont pas été publiés en Russie? Malheureusement, les documents du procès de Nuremberg ne sont pas publiés chez nous, même partiellement. De plus, chez nous, jamais n’ont été publiés les documents des tribunaux nationaux que j’ai mentionnés. Le bourreau nazi Erich Koch a été jugé en Pologne, parce qu’il avait commis de nombreux crimes contre les Polonais pendant sa gouvernance en tant que Gauleiter de Prusse-Orientale. Mais Koch a également été le commissaire du Reich en Ukraine, il a également été interrogé là-dessus. Ces documents n’ont pas été publiés chez nous.

Il en va de même pour les documents du procès de Kurt Daluege, chef de l’Ordnungspolizei, qui était une personne très informée et proche de Himmler. Après l’assassinat de Reinhard Heydrich par les patriotes tchécoslovaques, Daluege est devenu vice-gouverneur de Bohême-Moravie. C’est lui qui a mené des opérations punitives contre le peuple tchécoslovaque et sa remise à la justice de Prague était tout à fait justifiée. En même temps, Daluege est également coupable de nombreux crimes commis sur le territoire de l’URSS. Mais nous n’avons pas non plus ces documents. Ils n’ont pas été publiés en russe.

La chose la plus regrettable est qu’il n’y a pas de publications scientifiques complètes, même en ce qui concerne les documents d’enquête qui ont été préparés en Union soviétique.

Par exemple, Friedrich Jeckeln, l’un des hauts gradés de la SS les plus proches de Himmler, a été capturé par l’Armée rouge. Il était de fait le représentant du Reichsführer-SS dans le Reichskommissariat Ostland. Jeckeln a été jugé en Lettonie et pendu à Riga en 1946. L’intégralité de son dossier n’a pas été publiée à ce jour et son témoignage, par exemple, sur la planification de la guerre et le déploiement de la terreur dans les territoires occupés, n’a pas été comparé aux dépositions d’autres SS tels que Daluege.

Image tirée du film d'actualité sur le procès de Riga. Le SS-Obergruppenführer Friedrich Jeckeln est entendu par le tribunal. Maison des officiers, Riga, RSS de Lettonie, 1946.
Image tirée du film d'actualité sur le procès de Riga. Le SS-Obergruppenführer Friedrich Jeckeln est entendu par le tribunal. Maison des officiers, Riga, RSS de Lettonie, 1946.

Tout cela nous a incités à lancer le projet international «Mémoire immortelle». Ses objectifs sont les suivants:

Premièrement, identifier et rassembler dans un seul espace virtuel tous les documents sur les plans nazis concernant le génocide de la population soviétique qui sont conservés dans des archives étrangères.

Deuxièmement, traduire et publier en russe les documents sur les crimes des occupants qui n’ont été publiés qu’à l’étranger.

Le premier livre de notre projet sera publié à l’occasion du 80e anniversaire de l’attaque de l’Allemagne nazie contre l’Union soviétique. Il s’agit de près de 800 pages de documents administratifs du Troisième Reich, ainsi que des témoignages, des lettres et des journaux intimes. La majorité de ces documents n’ont pas été publiés dans notre pays.

D’après les ordres des plus hauts dirigeants de l’Allemagne hitlérienne, il devient tout à fait clair qu’en mai 1941, les plus hauts chefs nazis avaient approuvé un plan de génocide du peuple soviétique. C’est la faim qui devrait être un facteur clé. C’est pourquoi dans l’historiographie occidentale, ce plan est souvent appelé le «plan de la faim».

Son existence est maintenant reconnue par des historiens occidentaux aussi réputés que Christian Gerlach, Alex J. Kay, Adam Tooze et par de nombreux autres spécialistes. L’idéologue de ce plan était Herbert Backe, secrétaire d’État du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Backe était l’un des employés clés de ce qu’on appelle le quartier général économique Ost, mis en place en vue de l’invasion de l’URSS pour piller les territoires occupés. Ce quartier général était dirigé par Hermann Göring, successeur officiel du Führer.

Baсke a souligné qu’en raison du blocus naval britannique, le Reich était au bord de la crise alimentaire. De plus, l’approvisionnement de l’armée qui occuperait une vaste portion du territoire de l’Union soviétique serait très difficile pour des raisons logistiques. Par conséquent, après l’occupation, toutes les ressources des terres agricoles devraient être immédiatement utilisées pour approvisionner la Wehrmacht et le Reich. Les planificateurs nazis ont été assez explicites en disant qu’une telle politique entraînerait la mort d’environ trente millions de citoyens soviétiques vivant dans les zones non agricoles de l’URSS en raison de l’interruption des approvisionnements alimentaires.

Ce plan n’a pas été pleinement mis en œuvre en raison de la résistance soviétique acharnée et pour un certain nombre d’autres facteurs. Mais son impact s’est fait sentir dans la suppression par la famine de prisonniers de guerre soviétiques (plus de deux millions de personnes), dans la famine organisée dans plusieurs territoires occupés (Kiev, Kharkov, région de Leningrad) et, bien sûr, dans le siège de Leningrad. Afin de ne pas avoir à assumer la responsabilité officielle de nourrir les citoyens soviétiques, Hitler a eu l’idée de ne pas entrer dans les plus grandes villes soviétiques se trouvant dans les zones non agricoles. Il était prévu de les encercler, de détruire les infrastructures avec de l’artillerie et de l’aviation et de condamner à mort leur population.

Les prisonniers de guerre soviétiques boivent à partir d’une flaque formée dans un cratère laissé par un obus, juillet 1942
Les prisonniers de guerre soviétiques boivent à partir d’une flaque formée dans un cratère laissé par un obus, juillet 1942
© AP Photo

Les faits prouvent que le siège de Leningrad n’était pas une nécessité militaire. C’était un génocide planifié, dont les nazis ont parlé pour la première fois avant même le début de la guerre. De la même manière, les Allemands allaient encercler Moscou et condamner à mort la population de la capitale soviétique. Il n’y a pas eu de siège de Moscou, car le plan nazi a été contrecarré par l’Armée rouge, mais ce plan a bel et bien existé. Nous pouvons démonter cela avec des preuves documentaires.

«La guerre est arrivée à Leningrad». Pilonnage de la rue Dostoïevski / mamm-mdf.ru, Projet Образывойны.рф / V.S. Tarasevitch
«La guerre est arrivée à Leningrad». Pilonnage de la rue Dostoïevski / mamm-mdf.ru, Projet Образывойны.рф / V.S. Tarasevitch

Les documents de la SS conservés dans la Bundesarchive sont d’un grand intérêt pour notre projet. En particulier, les discours du Reichsführer-SS Heinrich Himmler, qui n’ont jamais été traduits en russe, dans lesquels il a donné des instructions sur la façon de traiter la population indigène. Il y fait preuve d’une extrême franchise. Voici une citation évocatrice d’un discours de Himmler avant une réunion des commandants de la Kriegsmarine à Weimar, en décembre 1943:

«... Par conséquent, nous devons bien comprendre ceci: compte tenu de ce vers quoi nous nous dirigeons pour les siècles à venir, dans notre défense et la lutte décisive contre les peuples constamment vomis par cette Asie centrale et cette Europe de l’Est, nous devons nous tourner vers tout ce qu’il y a de plus précieux dans les personnes de notre sang, et s’ils se trouvent du côté de l’ennemi, les effacer de la surface de la terre. Sinon, étant meilleurs commandants, meilleurs commandants en chef et meilleurs chefs agissant du côté de l’ennemi, ils détruiront un jour nos petits-enfants. [...]

Chaque fois que j’étais obligé d’agir contre les partisans et les commissaires juifs dans des villages –j’en parle ici, dans notre cercle, parce que c’est destiné à ce cercle– j’ai par principe donné l’ordre de tuer aussi les femmes et les enfants de ces partisans et commissaires. Je serais un lâche, je serais un criminel aux yeux de nos descendants et de leurs descendants, si je permettais de devenir adultes aux fils des Untermenschen que nous avons détruits dans la lutte entre l’homme et le sous-homme, qui sont pleins de haine pour nous. Croyez-moi: ce n’est pas toujours facile. Il n’est en aucun cas aussi facile de donner et d’exécuter un [tel] ordre que d’y réfléchir et de le mentionner lors d’un discours dans une salle […] Mais je pense que nous devons bien comprendre à quel point la lutte raciale que nous menons est primitive, originelle, naturelle. Je pense que nous devrions être [assez] audacieux devant nous-mêmes et nos descendants pour prendre en compte les lois de cette sélection naturelle originelle et vivre selon elles.» 

Les documents de la Bundesarchive concernant les travaux sur le plan Ost sont également très intéressants. En les consultant, nous pouvons suivre les plans pour «digérer» les espaces occupés par les nazis. Par exemple, après avoir reçu les grandes lignes de la stratégie pour la phase initiale de la germanisation des anciens territoires soviétiques, Himmler a donné des instructions suivantes:

Une lettre de Heinrich Himmler au professeur Konrad Mayer, le 12 janvier 1943. // Bundesarchiv NS 19/1739
Une lettre de Heinrich Himmler au professeur Konrad Mayer, le 12 janvier 1943. // Bundesarchiv NS 19/1739

«L’espace oriental devrait inclure la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, la Biélorussie et l’Ingrie, ainsi que l’intégralité de la Crimée et de la Tauride. C’est ma première remarque afin que vous puissiez corriger le plan en conséquence.» Dans le post-scriptum, le Reichsführer-SS a noté: «Les territoires mentionnés sont soumis à une germanisation totale et à une colonisation totale.»

Nous avons à notre disposition des documents qui n’ont pas été publiés en russe et qui montrent la banalité de l’esclavage et du génocide. Je voudrais attirer votre attention sur deux de ces documents, qui sont signés d’Alfred Rosenberg, ministre aux Territoires occupés de l’Est. L’un d’eux est un mémorandum destiné au Führer daté du 16 mars 1942. Dans ce document, Rosenberg a exprimé son inquiétude face aux bavardages des autorités d’occupation, qui utilisent les expressions les plus grossières par rapport à la population locale: «un peuple colonial qui a besoin d’être géré avec un fouet comme les Nègres», «un peuple slave qui a besoin d’être tenu dans un état le plus stupide possible», «créer des églises et des sectes pour opposer les uns aux autres», etc.

Résidents de Novorossiisk, occupé par les Allemands, juin 1943
Résidents de Novorossiisk, occupé par les Allemands, juin 1943
© AP Photo

Les propositions de Rosenberg sont très éclairantes. Il exhorte à ne pas parler publiquement des plans des nazis:

«Les dirigeants politiques à l’Est doivent garder le silence là où la politique allemande dicte la dureté nécessaire.»

Le deuxième document est consacré aux actes d’Erich Koch déjà mentionné, qui, selon Rosenberg, allait aménager des terrains de chasse en Ukraine. Koch avait initialement prévu de déplacer de force les habitants de plusieurs villages dans une autre région. Mais la déportation de tous les habitants présentait de grandes difficultés et certains paysans ont tout simplement été éliminés.

Comme Rosenberg l’écrit à Himmler, «la déportation a commencé en décembre 1942, alors qu’il régnait déjà un froid rigoureux. Des centaines de familles ont été forcées de prendre toutes leurs affaires et en une nuit, elles ont été réinstallées [dans une autre région] à plus de 60 km. Mais des centaines de personnes à Tsouman et dans les environs ont tout simplement été abattues avec l’aide d’une compagnie de police, “parce qu’elles avaient l’esprit communiste”! Pas un seul Ukrainien n’y croit, et même les Allemands ont été surpris par cet argument, car dans ce cas, de telles exécutions auraient dû être effectuées, s’il s’agissait vraiment de la sécurité du territoire, dans d’autres zones infectées par les éléments communistes. Mais dans tout le district, il est affirmé sans équivoque que ces personnes ont été abattues sans aucune condamnation, simplement parce que le nombre de personnes à déporter était trop important pour le faire en si peu de temps, et qu’en plus, il n’y avait pas assez de place là où elles devaient être réinstallées! Aujourd’hui, la région de Tsouman est complètement dépeuplée. Même les paysans en ont été chassés. Et maintenant, il s’avère soudain que pour couper le bois dans cette région riche en forêts, [d’autres] paysans doivent y être conduits depuis les localités situées à 30 ou 40 km, pour couper le bois dans cette région qui est déjà devenue un véritable eldorado pour les gangs [des partisans].»

Dans son célèbre livre Eichmann à Jérusalem: Rapport sur la banalité du mal, Hannah Arendt a écrit sur le nazi Adolf Eichmann, responsable de l’extermination des Juifs: Eichmann est un cas particulier de la politique générale nazie de génocide; ce «mal banal», commun et quotidien, était aussi incarné par la majorité des responsables de l’occupation sur le territoire de l’Union soviétique.

Un soldat soviétique venu identifier le corps de son frère décédé dans un camp de concentration allemand près de Hanovre,1945
Un soldat soviétique venu identifier le corps de son frère décédé dans un camp de concentration allemand près de Hanovre,1945
© AP Photo

Nous lançons un projet global. Évidemment, cela nécessitera plusieurs années de travail. Mais à terme, nous pourrons créer un fonds unique d’archives sur les crimes nazis, ce qui exclura la possibilité d’une interprétation différente des activités des occupants sur le territoire de l’URSS. En outre, dans le cadre de ce projet, des dossiers personnels seront élaborés sur des criminels ayant commis des atrocités dans les territoires temporairement occupés, aussi bien sur des représentants de l’Allemagne nazie que sur des collaborateurs.