Il existe un étrange paradoxe dans l’histoire des douze «procès successeurs» de Nuremberg dont nous avons parlé en détail. En règle générale, ces procès ont abouti à des condamnations équitables de fonctionnaires, d’hommes d’affaires et de généraux nazis. D’importantes peines de prison ont été prononcées ainsi que des condamnations à perpétuité et des condamnations à mort. Mais au milieu des années 1950, presque toutes les peines avaient été commuées et les condamnés ont retrouvé la liberté.
Pourquoi?
Dans la seconde moitié des années 1940, dans le sillage de la victoire et sous l’influence des puissances alliées, la préoccupation dominante en Allemagne était de punir les méchants ce qu’ils méritaient. Mais dans les années 1950, une idée très différente a prévalu.
Par exemple, Alfried Krupp, héritier et plus proche associé du propriétaire des usines qui fournissaient des armes à Hitler. Plus de 23.000 prisonniers de guerre et près de 5.000 issus des camps de concentration ont travaillé comme des esclaves dans ses usines. Pour cela, Alfried Krupp a été condamné à 12 ans de prison avec confiscation des biens. Est-ce juste? Ce n’est certainement pas une condamnation cruelle. Mais trois ans plus tard, il a été libéré et tous ses biens lui ont été restitués. Il n’a jamais plaidé coupable.
Ou bien le General der Pioniere Walter Kuntze, commandant en chef des forces allemandes dans le Sud-Est. Il a instauré la règle selon laquelle cent Serbes devaient être abattus pour un soldat allemand tué et cinquante Serbes pour un soldat blessé. «Plus les mesures répressives sont appliquées sans ambiguïté et avec dureté dès le début, moins il sera nécessaire de les appliquer par la suite. Pas de faux sentimentalisme!», a-t-il écrit en 1942. Le tribunal l’a condamné à la prison à perpétuité. Est-ce juste? Tout à fait. Mais en 1953, Kuntze a été libéré.
Et voici l’exemple le plus frappant: le SS-Standartenführer Walter Blume, commandant de Sonderkommando 7a. Selon ses propres notes, ses subordonnés ont assassiné 24.000 personnes en Biélorussie et en Russie entre juin et septembre 1941, simplement parce qu’elles étaient juives ou communistes. Blume le savait et n’avait aucun scrupule. Il a été condamné à mort lors du procès des Einsatzgruppen. Est-ce juste? C’est juste. Mais le haut-commissaire de la zone d’occupation américaine a gracié Blume et son exécution a été commuée en 25 ans de prison que le Standartenführer n’a d’ailleurs pas fait: il a été libéré en 1955, puis est devenu un homme d’affaires. Il est mort en 1974. Dix des quatorze criminels condamnés à mort dans le cadre du procès des Einsatzgruppen ont connu le même sort.
Non, tout le monde n’aurait pas nécessairement dû être condamné en quelques jours et pendu. La justice américaine était tantôt stricte, tantôt indulgente, mais tout à fait humaine. Mais ne pas tenir compte des sentences et libérer les criminels le jour du 10e anniversaire de la Victoire? Il n’est pas facile d’expliquer quelque chose comme cela.
Ne remuons pas les cendres du passé, disaient à l’époque des gens intelligents et tout à fait respectables. Pourquoi se rappeler ce qui s’est passé il y a des années? Ne spéculons pas avec l’histoire, ne touchons pas aux blessures du passé. Les accusés sont des spécialistes de valeur, nous en aurons besoin en temps de paix.
L’idée même de repousser le passé et de tout oublier est très contagieuse. Il suffit de regarder les événements survenus en République fédérale d’Allemagne en 1966. Après Konrad Adenauer, ardent antinazi et prisonnier de la Gestapo, et son fidèle assistant Ludwig Erhard, le poste du chancelier fédéral a été occupé par Kurt Georg Kiesinger qui avait été membre du parti nazi de 1933 à 1945.
Comment cela a-t-il pu arriver? C’est très simple. Il y avait une crise parlementaire et les opposants cherchaient un chef d’État acceptable par tous. C‘est ainsi qu’est entré en scène le président du Bade-Wurtemberg, qui n'avait pas inventé la poudre mais avait la langue bien pendue: les journalistes l’ont surnommé la «langue d’argent». Le fait d’avoir été membre du NSDAP n’était pas une barrière formelle: après la guerre, Kiesinger a fait un an et demi dans un camp américain et a été considéré comme «dénazifié». Et ce n’est pas un cas isolé: de nombreux anciens nazis se sont réintégrés dans la vie de l’Allemagne d’après-guerre, occupant des postes gouvernementaux, dirigeant des entreprises et participant même à la reconstruction de l’armée.
Il est vrai que de nombreux Allemands n’ont pas oublié leur passé. En 1968, lors d’un congrès des chrétiens-démocrates à Berlin-Ouest, la militante anti-nazie Beate Klarsfeld a giflé le chancelier Kiesinger en le traitant de nazi. Kiesinger est parti presque en larmes, se tenant la joue, et n’a jamais fait aucun commentaire sur cet incident.
En 1969, il a dû quitter ses fonctions de chancelier fédéral. Le nouveau dirigeant de l’Allemagne de l’Ouest a été le social-démocrate Willy Brandt, membre de la résistance antifasciste qui avait travaillé comme journaliste au procès de Nuremberg après la guerre. Et il a pris des mesures que même Adenauer n’avait pas osé prendre.
Par exemple, Brandt a reconnu la frontière orientale de l’Allemagne: il a fallu beaucoup de temps pour que les chrétiens-démocrates renoncent à leurs revendications sur la Silésie et la Poméranie, devenues territoires polonais, et sur la Prusse orientale, divisée entre la Pologne et l’URSS. Le 7 décembre 1970, dans le ghetto de Varsovie, le chancelier allemand s’est agenouillé de manière inattendue devant le mémorial des victimes du soulèvement, reconnaissant ainsi la responsabilité allemande pour les millions de victimes de la Seconde Guerre mondiale. Alors même que lui personnellement, n’avait rien à voir avec le nazisme et avait toujours combattu Hitler.
Le geste n’a pas été tout de suite apprécié en Allemagne: 48% des Allemands de l’Ouest l’ont d’abord trouvé excessif. Mais les élections suivantes ont quand-même été remportées par les sociaux-démocrates. La même politique a été poursuivie par le successeur de Brandt, Helmut Schmidt qui était d’ailleurs le premier dirigeant juif d’Allemagne.
Dans les années 1970 et 1980, sous Schmidt et son successeur Helmut Kohl, s’est formé le consensus allemand unificateur que nous connaissons. Ce n’est plus Hitler et un petit groupe de ses sbires mais tout le peuple allemand qui était considéré comme responsable des horreurs du nazisme. Parce que les Allemands l’ont cru, ne se sont pas arrêtés à temps, ont été complices du mal. Parce qu’ils ont dit oui ou se sont tus alors qu’ils auraient pu dire non. Parce qu’ils ont poursuivi leur vie bourgeoise tranquille pendant que leurs compatriotes maltraitaient les Soviétiques et bombardaient la Grande-Bretagne, pendant que des millions de Juifs et de personnes d’autres nationalités étaient exterminés dans les camps de la mort.
C’est pourquoi une attitude «tendre» à l’égard des accusés des «procès successeurs» de Nuremberg n’est tout simplement pas possible dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Si un criminel nazi est retrouvé aujourd’hui, il est jugé avec toute la rigueur, souvent sans tenir compte de son âge. Bien qu’il n’y ait aucune garantie que le nazisme ne revienne pas, le souvenir de ses propres erreurs est une puissante immunisation contre une idéologie misanthropique.
Et voici la réponse à la question concernant la façon dont les autres pays devraient traiter leur propre histoire. Et aussi pourquoi nous devrions célébrer le jour de la Victoire le 9 mai.
Parce que sinon, les néo-nazis célébreront leur jour de la victoire le 20 avril.