Ils étaient un million et demi. Dont trois cent mille à Paris. Parmi eux se trouvaient ceux qui se sont précipités, pleins de haine, sous la bannière des nazis. Mais il y avait ceux pour qui la possibilité même de le faire était impensable. Leurs motifs étaient différents, mais ce n’est jamais un intérêt personnel qui les guidait. Voici quatre représentants célèbres du «caractère russe», dont l'un a même donné le nom à la Résistance française.

Loyauté

Dans sa vie quotidienne, Anton Ivanovitch était une personne simple, comme il sied à un soldat. Les époux se tutoyaient, sa femme l'appelait même tout simplement «Ivanytch». Il russisait les mots français: disait «opératif» au lieu d’apéritif, appelait le bilboquet «gorodki». Un chaton qu’il avait trouvé, il l’a baptisé Vaska. Ce dernier se hissait, l’air important, sur le bureau, se prélassant sous la lampe, s’allongeant sur les manuscrits. Le général s'occupait lui-même du jardin, balayait la cour. Parfois, lorsque sa femme et sa fille n'étaient pas là, il lâchait des gros mots en russe.

Général Anton Ivanovitch Denikine
Général Anton Ivanovitch Denikine
© Sputnik, Alexandre Lyskin

Anton Ivanovitch ne pouvait pas comprendre comment les dirigeants français avaient perdu la guerre en si peu de temps, en ayant l'une des meilleures armées du monde. Lui, il avait perdu des batailles et même une guerre, mais il avait combattu jusqu'au bout, ses soldats s'accrochaient à chaque centimètre carré de terre. Perdre la guerre par lâcheté, sans vraiment résister, lui paraissait une honte. Bientôt, de nouvelles autorités sont arrivées. Les Allemands ont commencé à gouverner les Français, bien que la zone officiellement libre ait été «dirigée» par le maréchal Pétain.

Lorsque sa femme a été arrêtée, Anton Ivanovitch n'y a pas cru au début. Lorsque le 15 juin 1941, des agents de la Gestapo ou de la SS, il n’a pas trop compris qui ils étaient, ont débarqué chez lui, il a pensé que c’était lui qu’ils étaient venus chercher. Mais c’est sa femme qui a été arrêtée. Elle a été relâchée assez rapidement, mais a été mise sous surveillance. Elle refusa de partir: il y avait beaucoup de Russes en prison, les Allemands n'avaient pas encore d’interprètes russes et elle ne pouvait pas laisser ses compatriotes sans aide. Une fois par semaine, un officier allemand venait à la maison pour fouiller dans les papiers. Bientôt, tous les livres se sont retrouvés sur la liste des livres interdits. Ces Allemands-là ne savaient pas lire le russe. Il était évident que la liste avait été dressée par des «lecteurs» russes.

Bientôt, l'ataman Andreï Chkouro et les généraux Petr et Semen Krasnov se sont joints aux Allemands.

Andreï Chkouro
Andreï Chkouro
© Domaine public

Ils ont même prêté serment et mis des pattes d'épaule! Il n'en a pas été surpris. Le général avait soixante-dix ans, il n'était pas naïf et c’est déjà en Russie qu’il avait appris ce que valaient ces personnes-là. À lui aussi, il a été proposé de déménager en Allemagne, de travailler dans les archives. Il n'a pu répondre qu'une seule chose: «Je n'ai besoin de rien. Jusqu'à la fin de la guerre, je n'irai nulle part». Ceux qui lui avaient fait cette proposition ont très bien compris de quoi il parlait.

Mais sa femme, sa fille et lui n'avaient rien à manger. Les dix derniers kilos de pommes de terre avaient gelé et étaient immangeables, l’huile qui restait d’une conserve de sardines avait été précieusement conservée pour être ajoutée dans des lentilles. Vaska, qui avaient l’habitude de lécher ces conserves, était très mécontent... Sur la photo où ils sont tous les deux dans le jardin, sa femme, Ksenia Vasilievna, a écrit «Comme nous avons tous maigri!».

Et puis... Dmitri Alekseïevitch, prince Chakhovskoï, prêtre orthodoxe, hiérarque! Qu'écrit-il en son propre nom, dans un journal?! «Il a fallu une main professionnelle, militaire et précise, comme de fer, de l'armée allemande, éprouvée dans les batailles les plus importantes. Elle est maintenant chargée de faire tomber les étoiles rouges des murs du Kremlin russe, elle les fera tomber si le peuple russe ne le fait pas lui-même. [...] Cette armée, qui a traversé toute l'Europe en remportant des victoires, est désormais forte non seulement par la puissance de ses armes et de ses principes, mais aussi par cette obéissance à l'appel le plus élevé que la Providence lui a imposé au-delà de tout calcul politique et économique. L'épée du Seigneur agit au-dessus de toutes les choses humaines.»

Piotr Krasnov
Piotr Krasnov
© Domaine public

Mais la chose la plus dégoûtante était à venir. Un jour, un commandant allemand est venu chez lui et avec lui, un général soviétique. Plus précisément, celui-ci n’était plus soviétique. C’était le général SS Andreï Vlassov. La conversation fut courte. Diverses sources relatent les propos suivants: «Je suis un officier russe et je n'ai jamais porté un uniforme de quelqu'un d'autre. Mais vous avez osé venir chez moi dans un uniforme que vous ont mis les ennemis du peuple russe. Nous n'avons rien à nous dire». S'ils avaient eu une minute pour parler en privé, Anton Ivanovitch ne lui aurait probablement rien dit du tout.

Le général Andreï Vlassov avec des officiers allemands lors d’un défilé des unités de l’Armée de libération russe. Photo des archives du FSB de Russie
Le général Andreï Vlassov avec des officiers allemands lors d’un défilé des unités de l’Armée de libération russe. Photo des archives du FSB de Russie
© Sputnik, Sergueï Piatakov

En 1943, grâce à l'argent collecté par les émigrés, il a acheté et envoyé secrètement en Russie un wagon de streptocide de très haute qualité. Staline a été très surpris et perplexe. Mais tout en ordonnant que le médicament soit accepté, il a enjoint de garder secrète sa provenance. Seulement, il n'y a pas de secrets éternels dans l'Histoire. Anton Denikine détestait le bolchevisme et les bolcheviks. Mais jusqu'à sa mort, il a aimé son pays.

Anton Denikine lors d'une réunion d'émigrés russes à Paris, années 1930
Anton Denikine lors d'une réunion d'émigrés russes à Paris, années 1930
© Domaine public

Il ne pouvait pas devenir un participant actif de la Résistance: il était trop visible et surtout très malade. Mais à des officiers et soldats capturés du mystérieux pays des Soviets, il a toujours dit que les Allemands ne pouvaient pas gagner cette guerre: ils ne faisaient pas le poids. À propos des prisonniers de guerre devenus soldats, il a écrit: «C'est tellement absurde et étrange de voir ces Russes en uniforme allemand, mais à dire franchement: comment est-ce possible? Comprenez-vous qu'il est impossible de servir l'ennemi de la Russie... C'est impossible!» Et à propos de ceux qui ont fait eux-même leur choix: «Dans les transactions avec la conscience dans de telles questions, les moteurs sont principalement la soif de pouvoir et la cupidité, et parfois, cependant, le désespoir. Le désespoir qui concerne le sort de la Russie. En même temps, pour justifier leur travail et leurs liens anti-nationaux, une explication est le plus souvent avancée: ˝Ce n'est que pour gagner du temps, mais dès qu’on pourra, on tournera les baïonnettes...˝ De telles déclarations ont été faites ouvertement par deux organismes qui prétendent diriger l'émigration russe... Pardonnez-moi, mais c'est trop naïf. En entrant en relation d'affaires avec un partenaire, il est naïf de l'avertir que vous allez le tromper, et il est naïf de compter sur sa confiance inconditionnelle. Vous ne tournerez pas vos baïonnettes car vous utilisant comme agitateurs, traducteurs, geôliers, peut-être même comme force combattante, enfermée dans les tenailles de ses mitrailleuses, ce partenaire vous neutralisera en temps voulu, vous désarmera sauf s'il ne vous fait pas pourrir dans les camps de concentration... Et ce n’est pas le sang de “tchékistes” que vous verserez, mais simplement le sang russe: le vôtre et celui des vôtres, et vous le ferez en vain, non pas pour la libération de la Russie, mais pour son plus grand asservissement.»

Il semblerait qu’il avait d'autres propos pour ceux qui se trompaient, seulement il les prononçait en privé.

La tombe d'Anton Denikine et de son épouse au cimetière Donskoï à Moscou

Anton Ivanovitch Dénikine, 1872-1947.

Foi

Père Dimitri, prêtre de l'église de l'Intercession du foyer russe au 77, rue Lourmel, n'avait aucune illusion concernant sa carrière ecclésiastique. Il était trop croyant. Parmi le clergé, il y a ceux qui prient Dieu mais ne s'oublient pas. Mais lui, il s'est oublié.

Participants à la Cause orthodoxe dans la cour de l’hôtel particulier de la rue Lourmel, Paris, 1939. De gauche à droite: S. B. Pilenko, Youra Skobtsev, A. Babadjan, mère Marie, G.P. Fedotov, père Dimitri Klépinine, K.V. Motchoulski. Photo de Didier Lefebvre provenant des archives de S.V. Medvedeva (Paris).

Ce n’est ni le bureau du commandant allemand, ni la Gestapo, mais l'administration diocésaine orthodoxe qui lui a demandé en 1942 une liste des nouveaux baptisés depuis 1940. Celui qui l’a demandé le savait pertinemment: le père Dimitri avait délivré des certificats de baptême à de nombreux Juifs en les sauvant de la mort, et en même temps ne les avait pas obligés à renoncer à la religion juive. Comme il est aisé de lutter pour la pureté de la foi, si en échange il y a des concessions de la part des dangereuses autorités nazies!

Mais lui, il n'arrêtait pas de répéter: «Je me permettrais de répondre que tous ceux qui, indépendamment de motifs extérieurs, ont été baptisés par moi, sont ainsi devenus mes enfants spirituels et se trouvent sous ma protection directe. Votre demande ne peut être motivée que par des pressions extérieures et vous est imposée pour des raisons d'ordre policier. Au vu de cela, je dois refuser de vous fournir les renseignements demandés.»

Entrée de l"église au 77, rue de Lourmel, Paris, années 1930. Album de L.A. Zander (archives de l’Action chrétienne des étudiants russes, Paris).

L’affaire du père Dimitri a été instruite par le SS Hofmann. Pas le célèbre Otto Hofmann, qui était chef de bureau pour la race et le peuplement de la SS. C’était un Hofmann, une souris grise en uniforme noir. Le nom de famille le plus pratique! Comme Smith en Angleterre, Ivanov en Russie, Dubois en France... Une fois l'uniforme enlevé, la personne n'est pas reconnaissable. Mais ce Hofmann allait devenir célèbre. Lors d'une perquisition, il a trouvé une lettre d'une femme juive qui demandait un certificat de baptême. Hofman a convoqué le père Dimitri à la Gestapo.

L'interrogatoire a commencé. Personne n'aurait su ce qui s'était passé, si Hofmann n'a pas lui-même décidé de raconter l'histoire du «prêtre obstiné» du foyer de la rue Lourmel pour intimider le public. Hofman a offert la liberté au prêtre à condition que les Juifs ne reçoivent plus de certificats de baptême. En réponse, le père Dimitri a montré du doigt le crucifix et a dit: «Ce juif, vous le connaissez?»

«Votre prêtre s’est condamné lui-même. Il répète que s'il est libéré, il fera comme avant», a confié le SS.

Le père Dimitri a été battu plus souvent que les autres dans le camp. Mais il disait: «Si je n'étais prêtre, si je n'avais pas fait cela, j'aurais été la personne la plus malheureuse... Ma voie, qui m'a été donnée par Dieu, m'a sauvé, et je ne suis attristé que de faire si peu. Nous sommes emprisonnés et il semblerait qu'il n'y a rien à faire, mais combien je n'ai pas fait à cause de ma paresse...»

Portes du camp de Buchenwald. Dirk Vorderstraße. Creative Commons Attribution 2.0 Generic.

À Paris, ses compatriotes ont tout fait pour le sauver. Ils se sont tournés vers un pasteur allemand pour persuader les autorités nazies de le libérer. Mais le pasteur a exigé d'abord d'informer le prisonnier qu'il devrait promettre de ne rien faire d'autre que des services et des prières. «Nous sommes de toute façon responsables et ne sommes également coupables de rien», a répondu le père Dimitri.

Dans le camp, il a arraché son insigne F. Il était citoyen français, or les Français bénéficiaient d’un traitement un peu moins sévère. À la place, il a accroché un insigne de prisonnier soviétique.

Camp de Dora-Mittelbau. NiSaTi. Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0.

En décembre 1943, il a été transféré au camp de Dora pour travailler dans des usines souterraines où l’on fabriquait des missiles V2. Là-bas, il est tombé gravement malade. Les autres prisonniers ont essayé de lui épargner le plus lourd du travail, le croyant une personne âgée: ils ont été stupéfaits en apprenant qu'il n'avait que 39 ans. Un surveillant de l'hôpital, où le père Dimitri s’est retrouvé avec une pleurésie, a raconté qu'avant sa mort, il lui avait demandé de lever sa main et de faire un signe de croix.

Le père Dimitri était membre de la Résistance et associé de la célèbre mère Marie.

Mère Marie, Paris, années 1930. Photo de Didier Lefebvre provenant de l’album de L.A. Zander (archives de l’Action chrétienne des étudiants russes, Paris).

Il est décédé le 9 février 1944. Selon les souvenirs de Fedor Pianov, prisonnier de Buchenwald, «il est mort d'une pneumonie sur un sol sale, dans un coin de la soi-disant “salle d'urgence” du camp, où il n'y avait aucun médicament, aucun soin, aucun lit. Il est mort le soir ou durant la nuit et, probablement le matin, il a été amené avec d'autres morts au crématorium du camp de Buchenwald. À cette époque, les morts du camp de Dora étaient brûlés à Buchenwald.»

Crématorium du camp de Buchenwald
Crématorium du camp de Buchenwald
© Domaine public

Il n'a laissé aucun ouvrage, seulement quelques lettres. Il n'a pas fait carrière dans l'Église, d’ailleurs il ne le voulait pas. En 2004, le père Dimitri (Dimitri Andréïévitch Klépinine) a été canonisé. Le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, a appelé à prier pour le martyr orthodoxe Dimitri, de la même façon que pour les saints et patrons de France. Israël l'a appelé «Juste du monde», et son nom est inscrit à Yad Vashem, mémorial national de l'Holocauste.

Sculptures de Horst Wegener dans le camp de concentration de Buchenwald. Mbdortmund. GNU Free Documentation License.

Personne n'a vu la liste des baptisés en 1940. Jamais.

Dimitri Andréïévitch Klépinine, 1904-1944.

Raison

«Source de la morale: expérience du remords, mais le remords en dernier lieu n’est-il pas l'amour? À réfléchir. Origine du langage: mère et enfant. Probable.»

«En résumé, la langue n'est pas seulement un moyen d'expression, mais aussi de formation de la pensée. Autrement dit, la pensée est le moyen d'expression du génie de la langue.»

«Surhomme. L’univers est une machine à faire des dieux, etc., etc. Mais l'agitation de Nietzsche est plus forte, plus immédiate. Bergson est plus scientifique. Il est difficile de prévoir l’influence future de Zarathoustra, mais il n’est pas douteux qu’il exerçait une impulsion très forte sur le mouvement national-socialiste en Allemagne (je laisse ouverte la question sur l'authenticité du nietzschéisme...).»

L'auteur de ces lignes était un excellent linguiste et ethnographe, athlète et écrivain, poète. Il a travaillé au Musée de l'Homme à Paris.

Boris Vildé
Boris Vildé
© Domaine public

«Il est facile de disserter dans la solitude de son bureau ou de la bibliothèque sur la philosophie, le langage, la conscience, quand il y a la guerre partout», dirait un lecteur superficiel et il aurait en partie raison car de la solitude, il y en avait.

«C’est dans une cellule solitaire que l’homme donne toute sa mesure. La sagesse est à l'intelligence ce que la bonté est à la politesse. Le bonheur ne s'achète que par la souffrance. Le bonheur peut-être pas. Mais la sérénité.»

C’est dans une cellule d'isolement que la personne tenait un tel journal.

«La prison n’ajoute rien, mais elle agit sur mon moi comme le révélateur sur la pellicule. C’est la chambre noire.»

«La douleur insensée humilie alors que la souffrance féconde, transforme. Est-il possible de transformer l’une en l’autre?»

En 1939, il est enrôlé dans l'armée française, il est fait prisonnier. Mais déjà au début du mois de juillet 1940, il s'enfuit, rentre dans Paris occupée et crée aussitôt l'un des premiers groupes de Résistance. En mars 1941, il est arrêté. Avec son collègue russe Anatole Lewitsky, il crée le mouvement de Résistance Réseau du Musée de l'Homme. Ce nom est inventé par la Gestapo, les fondateurs du groupe l'appellent le Comité National de Salut Public. Il est composé de 30 personnes. Ils établissent rapidement un contact avec les gaullistes clandestins, impriment à plusieurs centaines d'exemplaires la brochure 33 Conseils à l’occupé, le tract De Gaulle, nous sommes avec vous!, la lettre ouverte accusatrice au collaborateur Philippe Pétain. Ils les distribuent en les déposant dans des boîtes aux lettres, les collant dans des bus. Le 15 décembre, le premier numéro du journal Résistance voit le jour: minuscules feuilles de papier imprimées recto-verso.

Le titre du journal donnera son nom à tout le mouvement patriotique antinazi en France et dans toute l'Europe, et c’est le scientifique russe Boris Vildé qui l’a proposé.

Son éditorial est diffusé par la radio gaulliste française émettant depuis Londres. Trois numéros sont publiés sous sa direction, le quatrième est édité par le journaliste Pierre Brossolette.

Le premier numéro du journal Résistance, édité par le Musée de l"Homme à Paris en décembre 1940 (photo prise lors de l"exposition dans la résidence de l"Ambassadeur de la Fédération de Russie en France). SiefkinDR, Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0.
Vildé se rend en Zone libre pour établir des contacts à Marseille, Lyon, Toulouse. Il aurait pu y rester mais il fallait sortir le prochain numéro du journal. Le 26 mars 1941, il est arrêté.

Le 23 février 1942, sept antifascistes sont fusillés au fort du Mont Valérien. Les Allemands croyaient encore en leur victoire, c’est pourquoi l'exécution a été arrangée avec un pathos romantique bon marché: douze soldats, l’aumônier, les juges. Il n'y avait pas assez d'espace contre le mur. Boris Vildé et Anatole Lewitsky se sont donc portés volontaires pour mourir en second lieu, soutenant ainsi leurs camarades épuisés. Ils ont refusé de se laisser bander les yeux et chanté la Marseillaise avant de mourir.

Fort du Mont Valérien en banlieue parisienne (carte postale). Licence Ouverte 1.0.
Fort du Mont Valérien en banlieue parisienne (carte postale). Licence Ouverte 1.0.

Sa femme a conservé précieusement sa dernière lettre.

«Ma bien aimée Irène chérie,

Pardonnez-moi de vous avoir trompée: quand je suis redescendu pour vous embrasser encore une fois, je savais déjà que c'était pour aujourd'hui. Pour dire la vérité je suis fier de mon mensonge: vous avez pu constater que je ne tremblais pas et que je souriais comme d'habitude. Ainsi j'entre dans la vie en souriant, comme dans une nouvelle aventure, avec quelque regret mais sans remords ni peur.»

Quatre semaines avant sa mort, il a écrit ce quatrain:

Comme toujours impassible
Et courageux (inutilement)
Je servirai de cible
Aux douze fusils allemands.

Voici quelques autres lignes tirées de son journal:

«Être homme avant d'être Allemand, soldat, juge, mâle, père, catholique, artiste. Combien cela semble impossible de nos jours (et toujours?). C’est à quoi j’aspire depuis longtemps et où je ne réussis qu’à demi. Mais en tout cas, j’ai appris la simplicité, c’est beaucoup. Si je pouvais avoir du talent… Mais cela aussi n’a qu’une importance secondaire.»

«J'arrive par moments à me détacher de tout, à me dépouiller de tout ce qui formait ma vie, sauf d’Irène. Je ne réussis pas à me détacher d’elle. Ce fait donne la vraie mesure de mon amour: elle seule m’attache à l’existence (par moments). Et c’est un miracle.»

Boris Vladimirovitch Vildé, 1908-1942.

Mystère

En lisant un roman d'un nouvel auteur inconnu, les émigrés ne pouvaient même pas imaginer qu'ils empruntaient le jour les ponts sous lesquels cet auteur passait ses nuits. Pendant un certain temps, il a vécu dans la pauvreté. Selon son propre aveux, au cours de ses cinq premières années à Paris, il a connu tous les magasins où il pouvait échanger son travail contre un abri pour la nuit. Il a lavé des locomotives à vapeur en hiver, a été ouvrier à l'usine Renault, tout en suivant les cours à la Sorbonne et en écrivant.

Puis il est devenu chauffeur de taxi, et lorsque le public lisait les faits divers, il ne savait pas qu'un roman très populaire avait été écrit par le reporter, et que de nouveaux romans étaient déjà prêts. Et on ne sait rien du tout de la vie privée de l'écrivain. Seules quelques lettres de femmes inconnues et un témoignage très envieux d'une connaissance sont à notre disposition: «De petite taille, avec des traces de variole asiatique sur un visage laid, large d'épaules, avec un cou court, ressemblant à un buffle sans cornes, il avait pourtant du succès auprès des dames». D'autres connaissances confirment ce succès qui était assez important et constant, mais rien de plus. Soit dit en passant, chez l’écrivain, on ne trouve non plus aucun élément concernant la vie personnelle de ses amis ou connaissances. Dans ses livres, les personnages semblent être complètement fictifs, n’ayant pas de prototypes dans la vraie vie.

Gaïto Gazdanov
Gaïto Gazdanov
© Domaine public

Pour un chercheur, c'est une personne extrêmement malcommode. Par exemple, on sait qu'il a épousé Faïna Dmitrievna Gavricheva, née Lamzaki, en 1936... ou en 1937. Ils n'ont officialisé leur union qu'en 1951. On sait également qu'en 1940, il a obtenu un laissez-passer en Dordogne pour retourner dans Paris occupé.

«Laissez-passer
délivré à M. Gazdanov Georges et à sa famille de deux personnes qui l'accompagne, sa tante Gavrichef, née Lamzaki, pour un voyage à Paris, où il habite au 69 rue Brancion.
Thiviers, le 27 septembre 1940»

C'est-à-dire que lorsque tout le monde a essayé de quitter Paris occupé, il y retourne. Pour une raison quelconque, son épouse est appelée tante et la nièce de sa femme, Tania, n'est même pas mentionnée...

Une carte postale adressée à ses amis, Mikhaïl et Tatiana Ossorguine, est datée d'août 1942. Depuis plus de deux ans, ils n'avaient pas reçu un seul mot de lui et ne savaient pas pourquoi...

Paris 24/VIII 42

Mes chers amis, excusez-moi de n’avoir pas écrit jusqu'à présent. J'étais bien au courant de ce que vous faisiez par l'intermédiaire de madame Emilie et de Michel. Je n'écrivais pas, car on peut dire si peu de choses dans une carte et cela me décourageait. Mais je tiens quand même à rappeler timidement que j’existe toujours et que tant que j’existe, je garderai les mêmes sentiments envers vous. Je vous souhaite bien des choses et de préférence les meilleurs que puissent vous faire plaisir.

Je vis paisiblement et j'écris des choses insignifiantes. J’ai l’occasion de parler souvent de vous chaque fois que je vois nos amis communs, il est vrai qu’il en reste de moins en moins. Je serais heureux si cette petite carte revive en vous le souvenir de votre toujours dévoué

Gasdanoff.

Mikhaïl Ossorguine
Mikhaïl Ossorguine
© Domaine public

Le Russe écrit à des Russes... en français? Eh bien, le pays est sous occupation, les lettres sont lues, et là, il s’agit même d’une carte postale. Mais voici la réponse d'Ossorgine à leur ami indolent, qui n’a pas donné de ses nouvelles pendant deux ans. À leur ami à qui ils pouvaient en vouloir et au moins adresser des reproches: si l’on écrit pour raconter des choses négligeables, pourquoi ne pas envoyer une lettre, quelques lignes pour dire qu’on est en vie, pour souhaiter une bonne année ou un joyeux anniversaire...

69, rue Brancion Paris 15 e

5.9.42

«Gazdanov
69, rue Brancion Paris 15e
Le 5 septembre 1942
Cher Gueorgui Ivanovitch,
De façon inattendue, nous avons reçu votre carte postale. Merci d'avoir écrit, chaque ligne vaut de l'or ici. Ne pensez pas que nous n'avons pas pensé à vous. [...] tout récemment, on a même dressé une liste complète de tous les proches et réfléchi où, qui et quoi pouvait les menacer.»

Et plus loin:

«Écrivez-nous si vous avez besoin de notre aide campagnarde en termes de fruits de la terre. Nous nous ferons un plaisir de vous envoyer ce qui sera dans nos capacités. Bien que vous ayez écrit à plusieurs reprises aux Сhemam [la famille de leur ami commun Guéorgui Feofiloviеch Сhemetillo] que vous vivez bien, permettez-nous d'en douter.»

On sait également que pendant la guerre, l'écrivain Gaïto (Géorgui Ivanovitch) Gazdanov n'a presque rien écrit.

Et voici un autre fait, confirmé par un document: en février 1947, Igor Krivochéine, chef de la branche russe de l'Union des volontaires, des partisans et des participants aux mouvements de résistance en France, a délivré à Gaïto Gazdanov un certificat attestant qu'il était membre depuis octobre 1943 du groupe Patriote russe, et qu'en février 1944, il était devenu rédacteur en chef du journal du même nom. Et c'est tout.

Affiche des années 1940 Salut à la Résistance – et en avant! Bureau d'Information anglo-américain
Affiche des années 1940 Salut à la Résistance – et en avant! Bureau d'Information anglo-américain
© Domaine public

Cependant, diverses biographies de Gazdanov affirment qu'il était membre de la Résistance, a aidé à cacher des Juifs et des soldats soviétiques qui s’étaient échappés de captivité, qu'il a caché beaucoup d'entre eux dans son propre petit appartement, où ils ont dormi sur un canapé dans le couloir, qu'il a rejoint une brigade partisane créée par les prisonniers soviétiques. Eh bien, concernant les prisonniers, il est vrai que cela aurait pu commencer en 1943. Mais en 1943, il était trop tard pour cacher des Juifs! Et imaginer qu'une personne d'une telle volonté, de culture russe et de fierté caucasienne ne fasse rien entre 1940 et octobre 1943? Qu'il aurait sauté dans le train en marche? Non, cela ne peut tout simplement être vrai.

Voici un autre fait: en 1935, Gazdanov a demandé à Alexeï Gorki de l'aider à rentrer en URSS. Cependant, il n'a pas été autorisé à revenir, et certainement pas avec l'aide de Gorki. Le 1er septembre 1939, Gazdanov a signé une déclaration de loyauté à la République française. Personne ne l'a forcé, ne l'a poussé à le faire ni ne l'a même demandé. Même la France a déclaré la guerre à l'Allemagne un jour plus tard! Comment l'expliquer?

Adolf Hitler lors d"une visite à Paris. Bundesarchiv, Bild 183-H28708 / CC BY-SA 3.0 DE.

En 1941, une vague d'arrestations a déferlé sur les groupes de Résistance. De nombreuses personnes ont été exécutées, envoyées dans des camps de concentration nazis. Mais la Résistance a continué et il s'agissait d'un combat non pas déclaratif, mais actif. Et un tel travail exige un secret absolu. Il ne peut être confié qu'à ceux qui sont absolument fiables et savent garder un secret, qui ne sont pas trop exigeants au quotidien et sont habitués aux épreuves. Et bien sûr, une personne telle que Gazdanov ne serait pas laissée inemployée car même sur ses aventures amoureuses il n'y a pas une seule preuve probante. Une personne scrupuleuse en matière d'honneur jusqu'aux choses qui paraissent insignifiantes pour les autres. Une personne habituée à laver les locomotives à vapeur au dépôt de Marseille. Une personne connaissant très bien Paris jusqu'aux ruelles les plus sordides, qui connaissait des clochards et des malfaiteurs, travaillait comme reporter pour une rubrique policière, conduisait un taxi la nuit...

Mais ce que faisait exactement l'écrivain russe Gaïto Gazdanov pendant ces années, nous ne le saurons peut-être jamais. Cependant, le temps passe. Et il est probable qu'au bout d'un certain temps les documents confidentiels seront déclassifiés et nous le découvrirons... Plus précisément, nous recevrons simplement la confirmation de ce que nous devinions déjà.

«Si tu as la force, si tu as de la résilience, si tu es capable de résister au malheur et à l'adversité, si tu ne perds pas espoir que tout puisse aller mieux, souviens-toi que les autres n'ont pas cette force, ni cette capacité de résister. Et que tu peux les aider. Tu comprends? Pour moi personnellement, c'est ça le sens de l'activité humaine. On m'a demandé: “Pourquoi faire ça?” Ou “Pourquoi devriez-vous faire cela?” On m'a dit un jour: “Vous dites cela parce que vous êtes chrétien et parce que vous croyez en Dieu”. Mais je connaissais des gens qui n'étaient pas croyants, j'en connaissais d'autres qui avaient à peine entendu parler du christianisme et qui faisaient exactement la même chose. La chose la plus formidable dans cela, c'est que de telles activités n'ont besoin ni de justification ni de preuve de leur utilité. Je crois en Dieu, mais je suis probablement un mauvais chrétien parce qu'il y a des gens que je méprise. Si je disais que non, je mentirais. Certes, j'ai remarqué que je ne méprisais pas ceux que les autres méprisent habituellement, et pas pour ce pour quoi les gens sont le plus souvent méprisés. Mais la grande majorité des gens, on doit avoir pitié d'eux. Le monde devrait être construit là-dessus. Nous, c'est-à-dire ceux qui pensent comme moi, avons souvent été traités de fous. Mais beaucoup de ceux qui ont parlé de cette façon sont partis depuis longtemps, leurs noms et ce qu'ils pensaient être juste et nécessaire, ont été oubliés depuis longtemps alors que nous existons toujours. Et je pense que tant que le monde existera, il en sera ainsi. Et, finalement, peu importe, peut-être, comment on l'appellera: humanisme, christianisme ou autre chose. L'essence reste la même, et cette essence réside dans le fait que le genre de vie dont je te parle n'a pas besoin de justification. Et je vais t'en dire plus, et c'est ce que je pense personnellement: seule une telle vie vaut la peine d'être vécue.»

G. Gazdanov, Pèlerins.

Tombe de Gaïto Gazdanov au cimetière russe de Saint-Geneviève-des-Bois

Gaïto (Géorgui Ivanovitch) Gazdanov, 1903-1971