Chacun qui a assisté au procès de Nuremberg s’est inévitablement posé la question suivante: les accusés ne sont-ils pas des malades mentaux? Peut-être sont-ils tous des obsédés, des psychopathes, des sadiques dérangés? Parmi le personnel du tribunal international, il y avait ceux qui devaient préciser cet aspect au niveau professionnel: psychiatres et psychologues. Explorant les paradoxes de la psychologie nazie, ils ont erré jour après jour dans les sombres recoins du subconscient des plus grands méchants de l'Histoire. Mais les conclusions tirées après de nombreux tests et examens ont découragé même les spécialistes.
Question sans réponse
Le 1er janvier 1958, la famille Kelley se préparait à dîner en regardant le traditionnel match de football du Rose Bowl dans leur maison à Berkeley, en Californie. Le docteur Douglas Kelley, psychiatre légiste de renom, aidait sa femme à cuisiner. Soudain, une dispute a éclaté pour un rien. Douglas s'est brûlé et s'est enfui, en rage, dans son bureau. Presque immédiatement, il en est ressorti en criant: «Je n'en peux plus, je n'en peux plus!». Puis, il a dit qu'il serait mort dans 30 secondes. Son vieux père, sa femme et ses trois enfants l'ont supplié de reprendre ses esprits, mais Kelley a avalé quelque chose à la hâte et a disparu dans la salle de bain. Un instant plus tard, il était mort, gisant sur le sol, avec de l’écume sur la bouche.
Cette histoire peut sembler mystérieuse si l’on ne sait pas que Douglas Kelley a travaillé comme psychiatre au procès de Nuremberg.
Il était, dans un sens, obsédé par Hermann Göring. Il admirait comment celui-ci s'était suicidé en prenant du cyanure de potassium. Et c'est une petite bouteille avec du cyanure qu'il serrait dans sa main.
Douglas Kelley a paradoxalement été victime du «nazi numéro deux» et plus globalement du nazisme 12 ans après la guerre. Travailler au tribunal international de Nuremberg a été pour lui –en utilisant le langage des psychologues– une expérience traumatique ayant entraîné un véritable trouble de stress post-traumatique. Après Nuremberg, Kelley a abandonné la psychiatrie: fortement déçu, il est arrivé à la conclusion que cette science était inutile, car elle n'avait aucun outil qui aiderait à découvrir comment les nazis avaient pu commettre leurs atrocités tout en restant des personnes absolument saines d'esprit. Il est devenu criminologue parce qu'il espérait qu'il y aurait une réponse.
Tout le monde au procès de Nuremberg cherchait la réponse à cette question. Tous ceux qui ont alors été exposés à la vérité sur le nazisme dans toute sa plénitude choquante, tout le monde –du juge au sténographe, du journaliste à la garde– a essayé de comprendre ce qui se passait dans l'esprit et le cœur de deux douzaines de personnes d'apparence ordinaire assis dans le bloc. Étaient-ils normaux? Peut-être qu'ils étaient tous fous?
Les psychiatres et les psychologues ont été chargés d'établir cela: déterminer le degré de santé mentale des accusés, leur niveau intellectuel, leur capacité d'empathie, leur intelligence émotionnelle et sociale. C'est ainsi que trois personnes sont entrées dans l'histoire: Gustave Gilbert, Leon Goldensohn, Douglas Kelley avec leurs ouvrages Le Journal de Nuremberg de Gustave Gilbert, 22 cellules à Nuremberg. Un psychiatre examine les criminels nazis de Douglas Kelley et Entretiens de Nuremberg par Leon et Eli Goldensohn.
Douglas Kelley. Le pouvoir des ténèbres
Officier du renseignement militaire, Douglas McGlashan Kelley est né en 1912. Diplômé de l'université de Californie à Berkeley, il a obtenu son doctorat à San Francisco, a servi dans l'US Army Medical Corps depuis 1942, soignant des soldats américains en Europe avec des traumatismes de guerre. En 1945, il a atteint l'apogée de sa carrière, se retrouvant à Nuremberg en tant que psychiatre en chef du tribunal international. Son travail consistait à effectuer des examens afin de dresser une conclusion d'expert sur la question de savoir si l'activité des accusés était le résultat d'anomalies mentales ou une manifestation de certaines particularités et inclinations de nature pathologique.
Kelley avait une fiche détaillée pour chaque accusé, enregistrant scrupuleusement leur état: des paramètres physiologiques tels que le pouls, la fréquence cardiaque et la température aux changements d'humeur, caractéristiques sociales et traits de caractère. Il avait sa propre hypothèse de départ: il était presque sûr qu'il confirmerait rapidement l'anormalité des accusés de Nuremberg. Non seulement l'humain en lui, mais aussi le professionnel assez distant et détaché qu'il était, lui disaient que des déviations seraient sûrement trouvées, sinon cela ne pouvait pas être vrai: les personnes en bonne santé mentale ne pouvaient pas perpétrer systématiquement, constamment, régulièrement et délibérément toutes ces atrocités.
Soit dit en passant, son collègue, le psychologue Gustave Gilbert, n'était pas d'accord avec cette hypothèse de Kelley. Il affirmait que les particularités du psychisme et de la psychologie des accusés n'étaient pas des déviations. Du reste, il n'y avait pas beaucoup de temps pour de longues discussions: le travail était extrêmement intense.
C'était éprouvant, ces nombreuses heures de conversations quotidiennes avec les accusés avec la nécessité de se tenir à une éthique professionnelle, avoir un comportement absolument sans jugement et une attitude neutre.
Les accusés aimaient beaucoup parler aux psychiatres et psychologues: cela leur donnait un sentiment perdu de leur importance et leur permettait de parler franchement, se plaignant, accusant et se justifiant, et créait une illusion confortable de coopération avec des sympathisants bienveillants. On leur a posé des questions, on les a écoutés, leur intelligence et leur aspect émotionnel ont été testés – eux, ils ont accompli avec plaisir toutes les tâches en profitant de chaque occasion pour s'expliquer, parler d'eux-mêmes, susciter une sympathie et une compassion à leur égard.
Le fils de Douglas Kelley a conservé 12 cartons avec les affaires de son père: les journaux intimes, les notes, les photographies et même une boîte à bijoux en velours avec une bouteille marqué «Paracodéine d'Hermann Göring», une drogue donné en prison au «nazi numéro deux». Il y avait aussi des radiographies du cerveau de Robert Ley et même des images du crâne d'Hitler sous huit angles différents: elles auraient été données à Douglas Kelley par le médecin personnel du Führer Karl Brandt, préoccupé un temps par la sinusite de son patient.
Kelley a probablement plongé de la façon la plus profonde dans les eaux sombres de la psyché de ses «patients de Nuremberg». Il était hanté par la personnalité d'Hitler, il cherchait des explications à son phénomène destructeur. Il a beaucoup parlé avec Karl Brandt, comme avec un collègue qui pourrait au moins faire la lumière sur ce phénomène. En fin de compte, Kelley a estimé qu'Hitler était normal, mais souffrait d'hypocondrie, ce qui avait provoqué les décisions et les idées les plus monstrueuses.
Par exemple, à un moment donné, le Führer s'est convaincu qu'il était atteint d'un cancer de l'estomac ce qui aurait expliqué pourquoi il se dépêchait à attaquer l'URSS: il aurait voulu «y arriver de son vivant».
Les positions avec lesquelles Kelley a commencé à travailler s'effondraient face à des réalités impitoyables. S'attendant à des manifestations inconditionnelles de pathologies, à des perversions et à une sorte de déviation prononcée, il voyait avec horreur qu’il avait devant lui les personnes qui, d'une manière incroyable, combinaient des dispositions, passions et sentiments tout à fait ordinaires avec une inhumanité sans précédent. Mais Kelley a été surtout fasciné par le charisme de Göring, qui se distinguait par sa force, sa conviction et son courage extraordinaires. On pourrait dire que le psychiatre est tombé sous un charme négatif, comme beaucoup plus tard, cela arrivera à l'héroïne du Silence des agneaux, qui a ressenti un puissant lien avec le tueur cannibale de génie. Kelley est devenu un messager: il transmettait les lettres de Göring à sa femme et à sa fille et vice versa. Naturellement, il lisait toutes les lettres. Et il était frappé par l'amour, la tendresse et le soin que transpirait chaque ligne écrite par ce monstre.
Aujourd'hui, Douglas Kelley serait probablement sauvé par les techniques modernes utilisées par des psychiatres et des psychologues: supervision, possibilité d'expédier et de canaliser des sentiments, y réfléchir en contact étroit avec un professionnel. Mais à l’époque, il était tout seul et l'expérience de Nuremberg a été pour lui une véritable bombe à retardement, que Kelley portait en lui-même, sans entendre son petit tic-tac. Il lui semblait que Göring et lui, deux narcissiques charismatiques, étaient très similaires: par leur volonté et leur esprit, leur égocentrisme et leur individualisme extrême. Et si c’est le cas, si les similitudes sont si évidentes, cela signifie-t-il que Douglas porte en lui le même potentiel de mal que Göring? L’abandon de la psychiatrie clinique au profit de la criminologie n’a fait qu’exacerber les doutes et les conflits internes. Kelley ne voyait plus de frontière nette entre lui et ses sujets de recherche. De plus en plus souvent, il voyait dans le miroir sa personnalité de l'ombre, son côté obscur.
Après sa démission en 1946, Kelley est devenu professeur adjoint de psychiatrie en Caroline du Nord, trois ans plus tard, professeur de criminologie à l'université de Californie à Berkeley et président de la Society for the Advancement of Criminology. Il a animé sa propre émission télévisée Criminal Mind. En même temps, de simple buveur, il s'est assez rapidement transformé en alcoolique renfermé, irritable ayant des «humeurs de nature suicidaire». Dès son retour de Nuremberg, il a catégoriquement interdit à sa femme et à ses trois enfants de lui poser des questions sur son travail et ses impressions.
Lorsque Kelley a appris le suicide de Göring, il n'a pas pu cacher... son admiration. Dans cet acte de son anti-héros, il n'a pas vu la lâcheté du perdant, mais une victoire arrachée même dans des circonstances désespérées, le contrôle de sa vie et de sa mort, presque de l'héroïsme, le courage extrême de l'individualisme ultime, un tour inattendu d’un grand maître qui avait surpris tout le monde. On voulait le pendre comme un criminel ordinaire? Il ne l’a pas permis en décidant par lui-même comment il serait mort.
Douze ans plus tard, Douglas Kelley, 45 ans, est mort lui aussi, en choisissant le même moyen de se donner la mort. Que signifiait au juste son «je n'en peux plus»? Peut-être, il ne supportait plus la pensée qu'il n'était pas à l'abri de causer du tort aux autres? Ou bien avait-il honte des sentiments confus et incohérents? Ou bien encore comprenait-il que les frontières étaient complètement estompées?
Gustave Gilbert. Le journal principal de Nuremberg
L'écrivain Arkadi Poltorak, membre de la délégation soviétique, a écrit dans L'épilogue de Nuremberg: «Dès le début du procès, j'ai remarqué qu'un jeune officier américain avec un brassard ISO (service de sécurité intérieure) parlait souvent avec les accusés. C'était un psychiatre judiciaire, le docteur Gilbert. À Nuremberg, cet homme faisait l'envie des journalistes du monde entier. Comme chacun d’entre eux, Gilbert pouvait écouter et observer ce qui se passait dans la salle d'audience. Comme aucun d'entre eux, il avait la possibilité de communiquer sans aucune restriction, à tout moment avec les prévenus tant dans la salle d'audience que dans les cellules de la prison, tant en public qu'en privé.
Le docteur Gilbert parlait couramment l'allemand, qui serait sa langue maternelle. Cela a élargi encore plus ses possibilités. Il savait beaucoup de choses que les autres ne savaient pas. Les journalistes l'ont littéralement traqué, espérant obtenir quelque chose de sensationnel pour la presse. Mais Gilbert savait tenir sa langue. Juste avant la fin du procès, il m'a dit qu'il terminait à traiter ses journaux et que plusieurs éditeurs occidentaux le pressaient de le faire. Il voulait vraiment que les maisons d'édition soviétiques acquièrent ce manuscrit. Gilbert m'a donné la première moitié pour que j’en prenne connaissance. Plus tard, j'ai lu son livre en entier. Il a été publié aux États-Unis et dans de nombreux pays européens. À sa manière, c'est un document très intéressant, surtout pour les participants au procès. Gilbert complète l'image générale de ce qu'il a vu à Nuremberg avec un certain nombre de détails frappants, dont les accusés lui ont parlé au cours de leurs conversations en privé. Il s'agit en quelque sorte d'un commentaire quotidien des accusés sur tous les événements importants du procès, qui explique dans une certaine mesure leur propre comportement au tribunal. Gilbert s'est avéré être un fin observateur.»
Fils d'immigrants juifs autrichiens, Gustave Mark Gilbert est né à New York en 1911. En 1939, il a obtenu son doctorat à l'université Columbia. Alors qu'il était encore étudiant en thèse, il a publié des études sur la relation entre les sentiments et la mémoire. Il maîtrisait parfaitement l'allemand. Gilbert a participé à la guerre en tant que lieutenant-chef dans le renseignement militaire. Après le débarquement en Normandie, il a été envoyé en Europe avec d’autres officiers. Il a interrogé des officiers allemands capturés. Immédiatement après la fin de la guerre, il a été envoyé à Nuremberg. Les autorités américaines estimaient que le procès était non seulement un tribunal, mais un laboratoire psychologique où la barbarie inhumaine sous sa forme la plus extrême était étudiée et prouvée cliniquement. Gilbert était ambitieux et il a rapidement compris que le travail au tribunal était non seulement un devoir, mais aussi la plus grande chance de sa vie.
Au départ, sa tâche en tant que psychologue de prison consistait principalement à maintenir l'accusé dans un état stable, calme et raisonnable. Mais très vite, il ne pouvait et ne voulait pas se limiter à cela et a participé à une recherche à part entière, apprenant en cours de route les compétences manquantes de Douglas Kelley. Gilbert a observé au jour le jour des prisonniers nazis de haut rang, en toutes circonstances: dans les cellules, en promenade, au déjeuner. Il a eu de nombreuses heures de conversations avec eux, était présent lors de leurs conversations avec un psychiatre et au tribunal, a mené toutes sortes de tests, et le soir mettait ses observations par écrit... Ses notes donneront l'une des preuves documentaires les plus importantes de l'époque: Le Journal de Nuremberg.
Les accusés sympathisaient avec Gilbert comme avec personne d'autre: ils lui faisaient confiance, partageaient tous leurs sentiments avec lui, recherchaient sa compassion. En un sens, en communiquant avec lui, ils se sont transformés en enfants, se serrant dans les bras d’un adulte, et très vite ils ont cessé d'éprouver de la gêne en face de lui et de tenter de sauver la face. Nés à l'époque freudienne, ils ont vécu le fameux «transfert» qu'il a décrit, en dirigeant tous leurs sentiments vers celui qui l’écoutait. En même temps, Gilbert, comme peu d'autres, avec toute sa bienveillance externe, a réussi à rester insensible à la fois au charme et aux manifestations les plus dégoûtantes de ses sujets d'observation. Sous ses yeux, Ribbentrop a glissé dans un état de panique presque bestial, Hans Frank a connu une crise spirituelle puissante, von Papen a finalement perdu son sang-froid, Albert Speer a osé affronter la vérité. Sous ses yeux, un groupe monolithique s'est désintégré en une vingtaine de solitaires qui se haïssaient, où des conflits internes, des petites coalitions momentanées, des mini-boycotts et des rapportages sont rapidement devenus une réalité quotidienne de la prison de Nuremberg. Tout le monde a essayé de passer le plus de temps avec Gilbert dans l'espoir d'avoir son soutien. Lui, il était étonné: ceux qui avaient osé s'arroger le droit de posséder le monde refusaient désormais de prendre leurs responsabilités, sauf peut-être Göring, qui défendait ses vieux idéaux avec un orgueil constant.
Son travail à Nuremberg a rendu Gilbert célèbre. Par la suite, il a enseigné dans les universités de Princeton, de Michigan et de Long Island. En 1961, il est intervenu au procès d'Adolf Eichmann en Israël en tant qu’expert.
C'est le phénomène du bourreau SS Eichmann et son rôle dans l'Holocauste qui poussera Hannah Arendt à parler de la «banalité du mal» en donnant une réponse simple et cohérente à la question: «Comment ont-ils pu faire ça?!».
Gilbert a écrit plusieurs ouvrages, dont l’un est consacré à la personnalité de Göring. Dans son autre livre, la psychologie de la dictature, il analyse le phénomène Hitler. Cependant, dans les années 1960, sa popularité n’était plus la même et sa considération de grand spécialiste de la «conscience nazie» lui a été volée par le jeune psychologue Stanley Milgram, qui a réalisé une série d'expériences en laboratoire sur l'Holocauste. Dans la nouvelle ère, il s'est avéré beaucoup plus intéressant d’observer la transformation d'un Américain ordinaire en un nazi virtuel que d'étudier les aveux des vrais nazis. Gilbert a quitté pratiquement la scène et est mort en 1977, à l'âge de 65 ans. Cependant, ses livres sont toujours très appréciés des historiens et sa personnalité est régulièrement immortalisée dans la littérature et le cinéma sur les procès de Nuremberg.
Leon Goldensohn. Confesseur juif
Le psychiatre Leon Goldensohn a succédé à Douglas Kelley et a travaillé avec les accusés au cours des six derniers mois du procès de Nuremberg. Des hauts dignitaires du régime nazi percevraient cette ironie du sort comme un châtiment divin: ils devaient désormais révéler leurs secrets les plus intimes à un juif: un juif américain de Newark, qui avait en plus combattu contre eux. Pendant la guerre, Goldenson a servi dans la 63e division de l'armée américaine en France et en Allemagne. Et maintenant, le psychiatre de 34 ans évaluait la santé mentale des antisémites qui avaient causé la mort des millions de ses coreligionnaires: le commandant d'Auschwitz Rudolf Höss, le ministre des Affaires étrangères du Troisième Reich Joachim von Ribbentrop, le directeur du journal Der Stürmer Julius Streicher, le commandant de l'armée de l'air allemande Hermann Göring... Avec chacun des prisonniers et avec beaucoup de témoins au procès, Goldensohn a parlé en détail de l'Holocauste et ce, pas seulement par nécessité professionnelle: c'était la grande question qui le tourmentait.
Presque tous les entretiens ont été menés en anglais avec l'aide d'un interprète afin que l'accusé et les témoins puissent utiliser leur langue maternelle. Cependant, Ribbentrop et Karl Dönitz, qui parlaient couramment l'anglais, ont choisi cette langue pour communiquer avec le psychiatre.
Les entretiens de Leon Goldensohn avec les accusés du tribunal de Nuremberg sont extrêmement révélateurs. Le ministre de l'Économie Walter Funk a calmement expliqué:
«Le pourcentage de juifs dans la vie législative, économique et culturelle de notre Reich était trop élevé. Mais je n'étais pas un radical! Je n'avais pas prévu les massacres».
Des opinions similaires ont été exprimées par l'ambassadeur d'Allemagne en Autriche Franz von Papen: «Hitler n'a pas cherché à exterminer les juifs. Il a simplement dit au début que l'influence juive était trop grande. Vous voyez, après 1918, quand nous avons perdu la guerre, nous avons eu un afflux important des juifs de l'est. Cette sursaturation était absolument anormale pour le pays! Nous pensions que nous devions y remédier». Alfred Rosenberg, qui avait supervisé les territoires occupés de l'Allemagne, a déploré que les juifs «crachaient sur la culture allemande», contrôlaient «le théâtre, l'édition, le commerce, etc.». Même debout devant la potence, niant même la responsabilité des massacres, ils étaient incapables de rejeter la thèse principale de l'antisémitisme: l'existence de la «question juive».
Le traitement ne faisait pas partie du travail du psychiatre de prison, seulement une observation attentive. Les résultats –les déclarations caractéristiques et importantes des accusés– étaient régulièrement enregistrés par Goldensohn, s’efforçant de toutes ses forces de garder une objectivité scientifique ce qui, vraisemblablement, n'était pas facile pour lui. Voilà qu’il demande à Höss comment c'était de perpétrer les meurtres d'enfants du même âge que les siens, qui vivaient au camp de concentration. Et Höss, qui a envoyé 2,5 millions de personnes vivantes faites de chair et de sang dans des chambres à gaz et des fours, répond sans crainte:
«Personnellement, je n'ai tué personne. Je dirigeais juste le programme d'extermination».
Voici Göring qui prouve pathétiquement que le génocide est contraire à son «code chevaleresque», qu'il «respecte les femmes et considère qu'il est antisportif de tuer des enfants», et que «personne ne connaît le vrai Göring».
Voici l'avocat personnel du Führer, le «Bourreau de la Pologne» Hans Frank, qui fait des suppositions sur les besoins sexuels anormaux d'Hitler et les penchants sadiques de ce dernier qui compensaient le manque d'amour pour une femme, et Goldensohn, visage impénétrable, note ces théorisations. Et en écoutant Ribbentrop, il constate que cet hypocrite à deux visages, fluide et changeant comme l'eau, n'est pas tant sous l’emprise du charme d'Hitler qu'il fait des efforts calculés pour créer un mythe sur son irrésistible magnétisme.
À son retour aux États-Unis, Goldensohn a donné plusieurs conférences sur les nazis dont il s’était occupé, et était sur le point d'écrire un livre sur cette expérience sans précédent et instructive. Mais il n'a pas eu le temps: il est décédé à l'âge de 50 ans d'une crise cardiaque en 1961. La famille Goldensohn, pour une raison quelconque, a négligé ses notes. Était-ce à cause d’une peur de ne pas pouvoir faire face au poison concentré enfermé dans des boîtes de papiers? Sa veuve a envoyé les archives de son défunt mari à leurs enfants qui ont fini par remettre les notes à leur oncle, Eli, frère de Leon. Par la suite, ils ont avoué que sans les efforts de celui-ci, le travail de leur père serait tombé aux oubliettes. Et là aussi, c’est la chance qui a aidé: la longue vie qu’a vécue le professeur de médecine Eli Goldenson, et ses compétences nécessaires pour travailler avec les archives. Il a pris sa retraite à 84 ans après avoir terminé sa carrière de neurologue praticien et chercheur. Il a d’abord terminé son propre livre, puis commencé à étudier les notes de son frère. Après plus de cinq ans de travail, il a sorti Les Entretiens de Nuremberg: 60 ans après que le juif Leon Goldensohn soit héroïquement descendu à maintes reprises dans l'enfer nazi et ait interrogé les plus grands pécheurs de l'histoire. Pourquoi ont-ils parlé au juif, pourquoi ont-ils été francs avec l'ennemi qui représentait les vainqueurs détestables? Eli Goldensohn répondit succinctement: son frère était un professionnel du plus haut niveau, un intellectuel capable de mener une conversation à n'importe quel niveau, et aussi un vrai gentleman. Cependant, la mort prématurée de Leon, selon Eli, est également sur la conscience des nazis. Ce qu'il a entendu lui a infligé des blessures non cicatrisantes et a certainement affecté sa santé.
Dans les limites de la normale
Kelley et Gilbert ont effectué de nombreux tests. Par exemple, le fameux test de Rorschach: en regardant des planches avec des taches d'encre de différentes formes, on doit répondre ce qu’elles nous évoquent. À l’époque, le test de Rorschach était considéré comme l'un des moyens psychodiagnostiques les plus importants. Par exemple, ceux qui voyaient la dynamique, le mouvement, le processus étaient considérés comme des individus plus créatifs, et ceux qui y voyaient des plantes, des animaux ou des phénomènes naturels, comme «isolés sur le plan interpersonnel». Les accusés ont montré des résultats intéressants: tous les prévenus étaient complètement dépourvus d'imagination et de toute créativité. Même le financier en chef du Reich Hjalmar Schacht qui s'intéressait à la poésie, ou l'architecte et ministre de l'Armement Albert Speer, qui était un peintre doué et aimait le théâtre et l'opéra. Cependant, les tests n'ont montré aucun écart. Tout était dans les limites de la normale.
De plus, tous les accusés ont été soumis à des tests de QI. Un score de plus de 128 points est un résultat exceptionnel, entre 80 et 119 points, c’est un niveau normal, et un score inférieur à 65 points indique de graves problèmes intellectuels. Les tests ont été soigneusement conçus et destinés aux sujets adultes. Le niveau de QI a été calculé en fonction de la compensation de la détérioration naturelle des indicateurs proportionnellement à l'âge du sujet. En fait, le niveau d'intelligence des personnes âgées, telles que Papen, Raeder, Schacht et Streicher, est de 15 à 20% inférieur aux résultats fournis, mais correspond pleinement à ceux de leur groupe d'âge. Les meilleurs résultats ont été montrés par Schacht (143), Seyss-Inquart (141), Göring (138), Dönitz (138) et von Papen (134).
Les résultats ont surpris les psychiatres: tous les prévenus avaient des scores supérieurs à la moyenne. Même le score le plus bas, celui de Streicher, était largement supérieur à la moyenne. Le score moyen global de 21 prisonniers est égal à 128, ce qui témoigne d'une grande intelligence et d'une grande originalité. Göring, d'ailleurs, a été terriblement offensé par sa troisième place et a demandé un nouveau test dans l'espoir d’avoir plus de points. Il faut dire que les résultats des tests de QI ont été confidentiels pendant longtemps: ils n'ont pas été publiés dans les rapports et on a essayé de les retirer complètement de la discussion. Même les psychiatres étaient incapables d'accepter ce fait choquant: la grande intelligence et les capacités des plus grands criminels de l'Histoire de l'humanité.
Une autre méthode d’évaluation était les tests d'aperception thématiques: à l'aide de techniques narratives, ils révèlent des couches cachées de la psyché. Gilbert a également donné aux accusés diverses tâches de nature créative ou analytique, par exemple, écrire un essai autobiographique, un commentaire sur un événement politique important dans le Troisième Reich, expliquer la nécessité de telle ou telle démarche, voire essayer de faire son propre portrait psychologique. Et les nazis se sont volontiers mis à écrire, flattés par l'intérêt porté à leur opinion.
Par exemple, le général Gerd von Rundstedt a écrit un long essai sur Hitler, dans lequel il a évalué les compétences du Führer en tant que chef militaire en arrivant finalement à la conclusion que celui-ci avait perdu la guerre parce qu'il avait écouté non pas les officiers de l'état-major, mais des «civils irresponsables des milieux du parti et de la propagande». L’Obersturmbannführer Konrad Morgen, juge et enquêteur, a écrit une «apologie» sur les causes psychologiques des massacres, en avouant qu'il était au courant des atrocités dans les camps de concentration, bien qu'il ait essayé de prouver de manière confuse qu'il s'y était opposé. Le général SS Oswald Pohl, administrateur en chef du système des camps de concentration du Troisième Reich, a écrit toute une autobiographie dans laquelle il a lâché le mot sur les particularités d'Hitler et de Himmler. Quant à la fameuse autobiographie scandaleuse de Rudolf Höss, document véritablement unique expliquant la déshumanisation de toute une nation, elle n'a vu le jour que grâce à la demande persistante de Gilbert. Le ministre de l'Économie du Reich Walter Funk a écrit sur la psychologie, la philosophie et l'idéologie d'Hitler. Hans Fritzsche du ministère de la Propagande a fait une description psychologique détaillée de Joseph Goebbels et a décrit l'étendue de son influence sur le peuple allemand.
Le Hauptsturmführer Helmut Fischer a analysé en détail l'organisation de la recherche, la politique de l'enseignement supérieur et les relations entre les scientifiques sous le national-socialisme. De nombreux documents manuscrits de Gilbert seront par la suite transférés aux archives de Yad Vashem.
Avec les résultats des tests, les notes des accusés et les transcriptions des entretiens avec eux, les psychologues et psychiatres s'efforçaient de répondre à la question la plus importante: est-ce qu’ils avaient affaire à une pathologie ou bien à une variante monstrueuse de la norme? Quelles sont les proportions du «virus nazi» et de la «maligne intention»? À chaque fois, la réponse était la même, et à chaque fois, les psychiatres et les psychologues refusaient d’en croire leurs yeux.
Champ de bataille. Dos à dos et face à face
Dans quelle mesure les conclusions de Kelley, Gilbert et Goldensohn étaient-elles sans faille en termes de développement de la science? Ils ont certainement utilisé les dernières techniques de leur époque. Les conclusions ont été faites avec confiance, mais, comme cela deviendra clair des décennies plus tard, ils ont commis une erreur en ignorant les spécificités de l'échantillon. Par exemple, ils n'ont pas tenu compte de la démoralisation de leurs «pupilles» et n'ont pas tenu compte de l’environnement: prison, peur des représailles et de l’exécution. De plus, la psychiatrie des années 1940 reposait en grande partie sur les idées de Freud, qui n'étaient toutefois pas encore appliquées uniformément, et les experts de Nuremberg n'avaient pas de vocabulaire psychiatrique commun. Par conséquent, les interprétations de Kelley et de Gilbert différaient de façon considérable. Le test de Rorschach, alors considéré comme un test de premier choix, n'était plus considéré aussi crédible plusieurs décennies plus tard. Dans les années 1970, la docteure Molly Harrower, spécialiste de la méthode de Rorschach, a testé des prêtres unitariens et des patients d’hôpitaux psychiatriques et a comparé les résultats obtenus avec ceux des nazis. Elle a ensuite demandé à 10 collègues d'identifier les accusés de Nuremberg. Les experts ont échoué. De nos jours, les tests de Rorschach sont rarement utilisés, peu et presque jamais seuls: la plupart des experts estiment que leurs résultats mènent à des évaluations trop biaisées et variables.
Mais en 1945-1946, Kelley et Gilbert ne disposaient que d'outils que pouvaient proposer la science de l’époque. Et ils ont travaillé à la limite de leurs capacités et de leur enthousiasme.
Au départ, il semblait que leur tandem était parfait. Kelley, psychiatre doué, érudit, intellectuel, expert du système Rorschach, n'avait qu'un défaut: il ne connaissait pas l'allemand et devait recourir aux services d'un interprète. Gilbert, excellent psychologue, parlait couramment l'allemand, mais connaissait très peu les tests utilisés en psychiatrie. Pour les deux, travailler au tribunal était un défi professionnel dont le caractère fatidique était évident aussi bien pour l'un que pour l'autre. Jamais auparavant ils n'avaient eu la chance, le désir ou l'opportunité d'explorer la personnalité de personnes qui avaient récemment été maîtres du monde.
Ils dépendaient grandement l’un de l’autre et s'appuyaient sur des réalisations mutuelles. Cependant, assez rapidement, ils ont commencé à diverger de manière significative dans les interprétations des données obtenues. Gilbert était enclin à conclure que les détenus de la prison de Nuremberg étaient des «psychopathes possédés par des démons», alors que Kelley croyait
qu'«il est probable que de nombreuses personnes, dans certaines circonstances, adopteraient un comportement similaire». Et chacun a interprété les données obtenues en faveur de son hypothèse.
Le partenariat entre Kelley et Gilbert n'était en aucun cas serein. Lorsque Kelley a quitté Nuremberg, passant le relais à Goldensohn, Gilbert l'a accusé d'avoir volé ses enregistrements. Quant à Kelley, il avait déjà entamé des négociations avec des éditeurs en vue d’écrire un livre. Il a écrit à Gilbert pour demander des interviews et des transcriptions judiciaires, et, bien sûr, a essuyé un refus: Gilbert était irrité par le fait que l'ex-collègue s’attribue les lauriers de principal confident des dirigeants nazis et de détenteur de secrets exclusifs les plus sombres. Tous les deux travaillaient en même temps chacun sur son livre et se battaient pour la propriété d’informations uniques. Kelley a menacé de poursuivre Gilbert, si ce dernier utilisait les résultats des tests réalisés par lui, et Gilbert a accusé Kelley de falsifications.
Quoi qu'il en soit, les deux pensaient pouvoir offrir une explication cohérente. Malgré la petite taille de l'échantillon, les tests non concluants, les conflits et le manque de standards et définitions claires, Kelley a insisté sur le fait que
«le nazisme est une maladie socioculturelle. À Nuremberg, j'avais à étudier les cultures les plus pures connues du virus nazi: 22 flacons. Mais on peut trouver ça dans n'importe quel pays: à de grandes tables, où l’on décide des questions importantes».
De son côté, Gilbert a fait valoir que le nazisme ne faisait pas partie du comportement humain normal, mais qu’il était une sorte de psychopathologie spéciale et unique en son genre.
Selon Kelley, les ténèbres nichent en chaque personne. Selon Gilbert, l'obscurité qui a consumé les nazis était unique.
Les deux étaient d'accord sur une chose: l'horreur, c'est que ces non-humains sont des personnes, qu’ils sont sains d'esprit, qu’ils sont normaux.
Les nazis de haut rang étaient normaux: tous les résultats des tests qui parlent d'une originalité indéniable et d'un niveau d'ambition hors échelle, le prouvent. Leurs subordonnés étaient également normaux: ceux qui exécutaient les ordres sans poser de questions, sans comprendre, sans douter, ne se permettant pas de penser ou de succomber aux émotions. La banalité du mal, c’est la disponibilité quotidienne pour lui, une routine calme inscrivant des réalités monstrueuses dans la vie quotidienne. Pour la plupart des prévenus, le verdict du conseil psychiatrique a été immédiat: personne n'a montré une tendance pathologique prononcée à la violence, tous sont évidemment sains d'esprit, intellectuellement et émotionnellement intègres, les réactions sont dans les limites de la normale. Seuls cinq d'entre eux ont soulevé de sérieux doutes et discussions: Robert Lee, Julius Streicher, Rudolf Hess, Gustav Krupp et Hermann Göring. Ils ont été longtemps observés, les changements de leur état analysés. Cependant, à l'exception de Krupp, ils ont finalement été jugés sains d'esprit et pleinement capables de répondre devant la justice d'avoir commis un mal banal.
Cette rencontre avec les ténèbres a laissé des séquelles. Douglas Kelley a arrêté de résister et a sombré dans une impuissance désespérée. Leon Goldensohn est resté à la surface pendant un certain temps, mais à la fin, il est également parti. Gustave Gilbert a résisté, s'est accroché à une surface dure, mais n'a finalement pas pu atteindre le sol.
Douglas Kelley, Gustave Gilbert et Leon Goldensohn n'ont jamais accepté ce qui leur a été révélé. Généralité, banalité, dessous poussiéreux et ennuyeux d'une attente effrayante et envoûtante du tout dernier, le plus terrible, le plus important des secrets. Mais le secret, il n'y en avait pas. Il n’y avait que le vide.
L'Allemagne nazie souffrait d'une pathologie non pas psychologique mais politique. C'est ce qu'ont constaté les experts qui ont travaillé avec les «patients de Nuremberg». Et il s’avère que les spores de cette culture toxique ne peuvent pas être complètement éliminées et qu'une infection spécifique d'une anatomie et d'une genèse reconnaissables à ce jour éclate ici et là, étourdissant l'humanité avec de nouvelles souches. Mais au moins le système immunitaire de la planète est aujourd’hui capable de détecter une attaque du «virus nazi». Merci à Nuremberg, qui a été le premier à l’avoir examiné sous un microscope.
Sources:
Gustave Gilbert, Le Journal de Nuremberg.
Aaron Rothstein, Psychology at Nuremberg.
Jon Kalish, A Jewish doctor who put Nazis on the couch.
Douglas Main, Nazi Criminals Were Given Rorschach Tests at Nuremberg.
Ian Nicholson, Psychologist of the Nazi mind.
Caren Chesler, Rudolf Hess’ Tale of Poison, Paranoia and Tragedy.
Katherine Ramsland, Professional Suicide.
Alexandre Zviaguintsev, Les médecins ont cherché le «virus du nazisme».