Le procureur le plus célèbre de l'URSS, qui a travaillé de l'époque de Staline jusqu'à celle de Brejnev, avait 38 ans quand il a pris la tête de la délégation soviétique au procès de Nuremberg. Aux États-Unis, le procureur en chef américain, Robert Jackson, a accédé au rang de héros national. Mais, en Russie et à plus forte raison dans le reste du monde, on sait trop peu de choses sur le rôle de Roman Roudenko dans la condamnation du nazisme. Il est pourtant l'un des rares juristes à qui le monde doit sa compréhension actuelle du droit, du procès équitable et de l'humanisme. Le diplomate Sergueï Roudenko est le fils de Roman Roudenko. Il nous parle de son père dans le cadre du projet «Nuremberg. Le début de la paix».

Sergueï Romanovitch Roudenko
Sergueï Romanovitch Roudenko
© Sputnik, Grigori Sissoev

— Sergueï Romanovitch, quand avez-vous appris que votre père était le procureur en chef au procès de Nuremberg? En parliez-vous dans votre famille?

— Je me souviens que le thème de la Grande Guerre patriotique a été abordé dès ma petite enfance. Naturellement, je savais que le procès de Nuremberg s’était tenu après la défaite de l'Allemagne et que mon père y avait été procureur en chef. Par la suite, mon père a souvent évoqué cet événement. Bien sûr, dans une certaine limite, parce que beaucoup de documents étaient classés à l'époque. Bref, quand j'étais écolier, j'en avais une idée générale, j'imaginais bien le déroulement du procès.

Ce procès était un défi sans précédent. Dans son discours d'ouverture du 8 février 1946, mon père a précisé que, pour la première fois de l'histoire, des criminels qui avaient pris possession de tout un État afin de l’utiliser à leurs propres fins étaient sur le banc des accusés. Ont été jugées non seulement les personnes, mais aussi les organisations criminelles mises en place par ces personnes: la SS, le SD, la Gestapo… dont l'objectif principal était l'extermination massive de personnes.

La situation n’était pas facile, car la coalition anti-hitlérienne réunissait des États dotés de systèmes différents: sur le plan juridique, mais surtout au niveau politique. Il était très important de trouver un point de vue commun et de parvenir à une décision commune. Ce qui a été fait.

— Au-delà des questions de procédure, votre père a-t-il partagé des histoires «humaines»?

— Il disait que, dans cette situation-là, il était important de nouer un contact étroit avec ses collègues. Mon père a développé de très bonnes relations, je dirais même chaleureuses, avec le procureur en chef américain Robert Jackson. Ils s’aidaient l'un l'autre pour résoudre les problèmes non banals survenant au cours du procès. Par exemple, quand un avion soviétique a atterri inopinément dans la zone américaine et que son équipage a été arrêté. Mon père s'est tourné vers Jackson avec une demande d'aide pour que l'équipage soit libéré. Jackson l’a aidé. Le second cas dont mon père a parlé était de nature plus anecdotique. Les soldats américains ont vu un camion soviétique transportant, comme il s'est avéré plus tard, des documents de l'Allemagne nazie. Il faisait froid, ils ont décidé de se réchauffer et ont brûlé les papiers. On aurait pu en faire un grand scandale, mais Jackson a parlé avec mon père et celui-ci a dit que ces documents n'avaient aucune valeur et que l'affaire pouvait donc être considérée comme réglée. Père et Jackson se comprenaient bien.

— Au fait, en quelle langue communiquaient-ils?

— Mon père ne parlait aucune langue étrangère, même s'il savait, je pense, un peu d’anglais. Mais la plupart du temps, ils conversaient par l'intermédiaire d'un interprète.

Roman Roudenko (à gauche) avec les intellectuels, Nuremberg, 1946. Photo des archives de la famille Roudenko.
Roman Roudenko (à gauche) avec les intellectuels, Nuremberg, 1946. Photo des archives de la famille Roudenko.
© Sputnik, Grigori Sissoev

— De tous les procureurs en chef, Roman Andreïevitch était le plus jeune. Comment se fait-il que c'est lui qui a été choisi?

— Il n'en a pas parlé, mais, à mon avis, il y avait deux facteurs. L'un est objectif: à l'époque, mon père était procureur d'Ukraine. Or cette république, avec la Biélorussie, est celle qui a le plus souffert des envahisseurs fascistes. Le second facteur est d'ordre personnel. En 1945, il y a eu des procès contre des collaborationnistes, et l'un de ces procès, celui contre des représentants de l'Armia Krajowa polonaise («Armée de l'intérieur»), s'est déroulé dans la salle des colonnes de la Maison des syndicats. Il a été largement couvert par la presse, a été suivi par des diplomates et des correspondants étrangers. Mon père était assistant du procureur Afanassiev. Il est beaucoup intervenu au procès, ayant mis en œuvre une ligne active. Bref, il avait fait ses preuves. Lorsque s'est posée la question de savoir qui serait le principal procureur au procès de Nuremberg, Staline a choisi mon père, alors que celui-ci n'avait alors que 38 ans.

— L’interrogatoire du maréchal Friedrich Paulus a constitué l’un des moments les plus forts du procès. Était-ce l'idée de votre père, de l'emmener secrètement à Nuremberg, ou bien des hauts dirigeants?

— Je connais cet épisode en détail.

Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, la propagande nazie a répété que l'Allemagne n'avait jamais prévu d'attaquer l'Union soviétique et que l'invasion n'était qu'une mesure préventive, puisque l'Union soviétique avait concentré ses troupes sur sa frontière occidentale. La défense a soutenu cette thèse au procès. La défense a rejeté la déposition que Paulus avait faite à Moscou et a exigé qu’il vienne témoigner sur place. Face à cette exigence, l'idée est née de l'emmener secrètement à Nuremberg, puisqu'il avait participé à l'élaboration du plan d'attaque contre l'URSS dès l'automne 1940.

Lorsque mon père a interrogé Paulus à Moscou, il est arrivé à la conclusion que celui-ci se repentait sincèrement. Il était donc l'un des initiateurs de sa venue à Nuremberg. Cette idée a été transmise à Staline, qui l'a approuvée, en disant: «Sous votre responsabilité, camarade Roudenko.»

— Une situation délicate...

— Oui, en cas d'échec, il aurait répondu sur sa tête, comme on dit. Paulus a été emmené à Nuremberg. Cette opération a été organisée à un si haut niveau qu'aucun des services spéciaux occidentaux n'en a eu connaissance. Et lorsque la défense a exigé la présence personnelle de Paulus au procès, le procureur soviétique a déclaré qu'amener le témoin à la salle d'audience ne prendrait pas plus d'une demi-heure, puisqu'il se trouvait à la résidence de la délégation soviétique. Cela a fait l'effet d'une bombe. Lorsque Paulus est apparu dans la salle, les accusés ont été choqués: beaucoup en Allemagne le considéraient comme mort.

Bien sûr, il y avait un élément de risque pour mon père. Il a tout calculé, mais faire une déposition à Moscou, c'est une chose, et témoigner à Nuremberg, c'en est une autre. Et quand on a demandé à Paulus s'il confirmait sa déposition de Moscou, il a répondu par l’affirmative, soulignant qu'il avait personnellement participé à l'élaboration du plan d'attaque contre l'Union soviétique, l’opération Barbarossa, et que ce plan était prêt à l'automne 1940, c'est-à-dire bien avant le début de la Grande Guerre patriotique.

— De façon générale, votre père avait-il tendance à prendre des décisions non banales?

— Bien sûr, avant de prendre une décision, il pesait le pour et le contre. Mais je peux vous donner un exemple où mon père a pris un risque assez important, lorsqu'il était déjà procureur général. Au début des années 1960, trois individus, Rokotov, Faïbichenko et Iakovlev, avaient effectué d'importantes opérations illégales avec de la monnaie. Reconnus coupables, ils avaient été condamnés d'abord à huit, puis à quinze ans de prison. Mais bien que leur peine ait été maximale, Khrouchtchev n'en était pas satisfait. Une loi, adoptée par le Conseil suprême, stipulait que ce genre d'opération était passible de la peine de mort. Mais la loi n'a pas d'effet rétroactif, alors mon père s'est prononcé contre la peine de mort, comprenant qu'elle était lourde de conséquences.

Khrouchtchev lui a demandé: «Mais quelle ligne suivez-vous: la mienne ou celle des trafiquants de devises?» Mon père a répondu: «Je suis une ligne qui tend vers le respect de la légalité socialiste.» «Vous pouvez disposer», a dit Khrouchtchev. Les accusés ont été jugés pour la troisième fois et fusillés.

Après cela, mon père a eu une conversation avec ma sœur (moi, j'étais encore jeune à l'époque) et lui a dit que si quelque chose arrivait et qu'il était démis de ses fonctions, il fallait qu'elle sache ce qui s'était passé. Il y avait une attente tendue pendant deux ou trois mois, puis une session du Soviet suprême de l'URSS a eu lieu, au cours de laquelle Khrouchtchev a demandé à mon père de se lever. Et publiquement, il a déclaré: «Voici un exemple d'une personne qui défend ses positions.» Certes, la démarche risquée, mais elle allait de pair avec ses convictions.

— On dit que Khrouchtchev a même déclaré alors à Roman Andreïevitch: «Ne croyez pas que votre position est acquise à vie!» Mais trois ans plus tard, c'est Khrouchtchev qui a été démis de ses fonctions alors que votre père s'est avéré être le seul procureur général de l'URSS à avoir occupé ce poste jusqu'à sa mort.

— Oui, pendant vingt-huit ans. Il nous a quittés en 1981.

— Personne en Union soviétique n'a été procureur général pendant si longtemps. À votre avis, une carrière aussi brillante est-elle le résultat des efforts de votre père ou était-ce un concours de circonstances?

— C'est difficile pour moi de juger s'il y a eu une sorte de hasard dans sa jeunesse. Mais je peux dire avec certitude: si, en Union soviétique, le favoritisme pouvait jouer un grand rôle, mon père n’a bénéficié d’aucun piston. Il a commencé comme ouvrier dans une usine de sucre et tout dans sa vie, il l'a obtenu par lui-même.

Andreï, le père de Roman Roudenko, avec sa femme Nathalia. Les enfants - Nina, Peter, Nikolaï, Fedor, Roman. Photo des archives de la famille Roudenko.
Andreï, le père de Roman Roudenko, avec sa femme Nathalia. Les enfants - Nina, Peter, Nikolaï, Fedor, Roman. Photo des archives de la famille Roudenko.
© Sputnik, Grigori Sissoev

Bien sûr, il avait une connaissance approfondie de la jurisprudence, il s'efforçait de se conformer strictement à la loi. Nuremberg a joué un rôle très important. Après le procès, Staline a mesuré la valeur de mon père et l’a conforté dans ses fonctions. En 1953, l'une des premières décisions de Khrouchtchev a été la nomination de mon père au poste de procureur général. Il s'est vu confier l'affaire de Beria et, depuis, il a occupé ce poste de façon permanente.

— Je ne peux pas ne pas évoquer un sujet difficile. Sous Khrouchtchev, votre père, de sa propre initiative, a participé à la réhabilitation des victimes de la répression politique et a obtenu un réexamen de nombreux cas. Les conclusions de la commission où il a travaillé ont servi de base au rapport de Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti, consacré au culte de la personnalité sous Staline.

— Oui, c'est exact.

— Votre père a fait des efforts importants pour changer la direction de la jurisprudence soviétique, la rendre plus humaine. D'autre part, dans les années 1930, Roman Andreïevitch était membre des «troïkas spéciales»: des organes extrajudiciaires qui ont prononcé de nombreuses condamnations à mort, reconnues plus tard comme illégales et injustes. Comment appréhendez-vous personnellement ces deux aspects de sa carrière?

— Il n'y a évidemment pas de réponse ferme. Dans les années 1930, l'État a suivi une voie difficile, souvent illégale et injustifiée. Tous les organes étaient contraints de s'adapter à ce système, imposé par le haut. Si une directive désignait une personne comme coupable, on ne faisait pas d'enquête, ni de procès, on n'examinait pas les preuves. On le justifiait par un époque difficile, un environnement hostile, etc. Il est difficile d'imaginer que, lorsqu'on dit au procureur: «Celui-ci, il faut le fusiller», il aurait pu répondre: «Non, on va y voir de plus près.» On peut facilement imaginer ce qu'il pourrait arriver à ce procureur en ces temps-là. Mais mon père et moi n'en avons pas parlé.

Je ne sais pas précisément ce qui s'est passé dans les «troïkas» avec la participation de mon père, mais je crois qu'il aurait pu y avoir des décisions illégales. C'est notre histoire, il faut la regarder en face. Mais je sais avec certitude que mon père a abordé sincèrement les questions de réhabilitation. Il a beaucoup fait pour ça et considérait que réhabiliter les personnes injustement condamnées était la partie la plus importante de son travail.

— Quel genre de personne était votre père dans la vie de tous les jours? Dans le livre qu’il lui a consacré, Alexandre Zviaguintsev donne un exemple: votre mère vous a puni, mais votre père lui a dit de ne plus jamais le faire.

— Oui, c'est moi-même qui ai raconté cette histoire à Zviaguintsev. J'avais environ cinq ou six ans. J'ai poursuivi une personne de notre famille avec un balai, parce que j’en avais après elle pour une raison quelconque. Ma mère m'a donné une fessée. Le soir, j'ai entendu sa conversation avec mon père. Il a admis que ma conduite méritait une punition, mais il a insisté sur le fait qu’il fallait désormais renoncer à l'usage de la force physique. Je n’ai plus jamais reçu de fessée. À cet égard, mon père avait une ligne stricte mais juste. Ce qu'il a essayé d'inculquer à ses enfants et ce que j'essaie de transmettre aux miens, c'est la décence, l'honnêteté. Et un autre point très important: il m'a dit que, dans le doute, ne promettez rien, ne donnez pas votre parole. En revanche, une fois que vous vous êtes engagé, respectez votre parole. Le prix d'une promesse était très élevé pour lui.

La famille Roudenko: épouse Maria Andreevna, filles Larisa et Galina, Roman Andreevitch, le 12 octobre 1941. Photo des archives de la famille Roudenko.
La famille Roudenko: épouse Maria Andreevna, filles Larisa et Galina, Roman Andreevitch, le 12 octobre 1941. Photo des archives de la famille Roudenko.
© Sputnik, Grigori Sissoev

— Beaucoup de gens ont dû lui demander de l'aide, pour se plaindre d'une injustice. Votre père vous a-t-il relaté des anecdotes à ce sujet?

— Il n'a pas abordé ce sujet, bien que, je le sais avec certitude, il ait essayé d’apporter son aide dans plusieurs cas. Mais il n'acceptait jamais de contourner la loi. Un jour, quand j'avais douze ans, je quittais notre datcha à vélo, un homme est accouru vers moi en me disant: «J'ai un colis pour ton père, transmets-le-lui, s'il te plaît.» Je l'ai fait et mon père a dit à ses assistants de rattraper cette personne et de lui rendre le colis. Puis il m'a expliqué que de telles choses ne devraient pas être acceptées: si une personne veut obtenir justice, elle doit suivre la voie légale et ne pas transmettre quelque chose en secret sans se présenter.

Quand j'étais étudiant, mon père travaillait très dur et, à la maison, nous essayions de le distraire. Nous avions une grande famille: nos parents ont vécu ensemble pendant près de cinquante ans, j'ai deux sœurs qui sont mariées et ont des enfants. Surtout le week-end, nous nous réunissions à la datcha de mon père pour des petits déjeuners ou déjeuners traditionnels en famille. Puis nous allions jouer au football: mon père aimait beaucoup ça. On racontait des blagues. On jouait aux dominos. Il se reposait avec nous. Nous essayions de ne pas trop le déranger en parlant de travail. L'ambiance dans notre famille était très amicale et chaleureuse.

— Était-il interdit de parler de travail à la maison?

— Certainement pas! Au contraire, il en parlait avec plaisir, répondait à diverses questions… On parlait beaucoup de politique. Il n'y avait aucun sujet tabou. Mais il y avait un accord tacite: mon père étant très occupé, il vallait donc mieux parler de musique, d'art, etc.

— Quels moments de sa carrière votre père a-t-il considérés comme les plus importants?

— Il ne m'en a pas parlé spécifiquement, mais je pense que c'est le procès de Nuremberg, l'affaire Beria, la réhabilitation des victimes des représailles et le procès de Powers, pilote américain abattu lors d'un vol d'espionnage au-dessus de Sverdlovsk.

Francis Gary Powers, portant un casque de sécurité et une combinaison de compensation haute altitude, est un pilote américain recruté par la CIA. L'avion de reconnaissance Lockheed U-2 piloté par Powers a été abattu lors d'un vol au-dessus de Sverdlovsk (aujourd’hui Yekaterinbourg) le 1er mai 1960.
Francis Gary Powers, portant un casque de sécurité et une combinaison de compensation haute altitude, est un pilote américain recruté par la CIA. L'avion de reconnaissance Lockheed U-2 piloté par Powers a été abattu lors d'un vol au-dessus de Sverdlovsk (aujourd’hui Yekaterinbourg) le 1er mai 1960.
Ouverture du procès dans l'affaire du pilote de l'avion de reconnaissance américain U-2 Francis Gary Powers à Moscou, le 17 août 1960.
Ouverture du procès dans l'affaire du pilote de l'avion de reconnaissance américain U-2 Francis Gary Powers à Moscou, le 17 août 1960.
Le procès du pilote de l'avion de reconnaissance américain U-2 Francis Gary Powers à Moscou, le 18 août 1960.
Le procès du pilote de l'avion de reconnaissance américain U-2 Francis Gary Powers à Moscou, le 18 août 1960.

— Revenons au procès de Nuremberg. Votre père était-il entièrement satisfait du travail de l'équipe soviétique? Les participants au procès ont noté qu'aucun membre de la délégation soviétique n'a reçu de récompense du gouvernement, bien que le procureur général Gorchenine en avait fait la demande auprès de Staline.

— Mon père a évalué le travail de la délégation au plus haut niveau. Il a jugé que cela fonctionnait harmonieusement, comme un mécanisme bien huilé. Sauf peut-être un cas: un officier du NKVD, Likhatchev, a eu un apport négatif au sein de la délégation, mais il a été rappelé et n'est plus jamais apparu à Nuremberg.

Quant aux résultats du procès, mon père a présenté un rapport à Staline. Il a notamment fait remarquer qu'une décision commune condamnant le fascisme et les organisations criminelles était plus importante que les verdicts concernant des individus. Comme vous le savez, dans son discours de clôture, mon père a exigé la peine de mort pour tous les accusés. Les autres procureurs ont demandé la même chose, à l'exception de Jackson, qui n'a pas demandé de peines concrètes. En conséquence, le tribunal a décidé que, sur vingt-deux personnes, douze devraient être exécutées, sept condamnées à diverses peines d'emprisonnement et trois acquittées. Bien sûr, on eût préféré que tout se passât comme la partie soviétique l'avait demandé! Mais il est plus important qu'un compromis ait été trouvé et que le tribunal ait adopté une position commune.

Staline a porté un très bon jugement sur mon père. En général, il était satisfait du résultat du procès de Nuremberg. Pour ce qui est des récompenses, pour autant que je m’en souvienne, mon père a reçu son premier Ordre de Lénine en mars 1945 pour la restauration de la légalité socialiste en Ukraine. Jusqu'à présent, il existe des règles bureaucratiques selon lesquelles, si une personne est décorée, en temps de paix, elle ne peut pas recevoir une autre médaille dans un court laps de temps. Mais c'est ma supposition: je n'ai pas d'information précise à ce propos.

— Le procès de Nuremberg, ce n'est pas seulement le travail au tribunal, mais aussi la vie ordinaire: repos, promenades, communication avec les autres. Roman Andreïevitch parlait-il de ce côté informel des choses?

— Je ne peux pas dire que j'ai entendu beaucoup de ses souvenirs à ce sujet. Mais, grâce à Alexandre Grigorievitch Zviaguintsev, j'ai visité Nuremberg en 2014, notamment la résidence soviétique. Les membres de la délégation s'y retrouvaient le soir. Y venaient ceux qui couvraient le procès: mon père avait notamment de très bonnes relations avec Koukryniksy [caricaturistes soviétiques, ndlr]. Il était possible de se distraire. Comme les relations au sein de la délégation étaient amicales, il y avait beaucoup de souvenirs de jeunesse, d'histoires drôles.

— Si vous aviez pu participer aux procès de Nuremberg, qu'auriez-vous aimé voir ou peut-être changer?

— Je n'y ai jamais sérieusement pensé: la machine à remonter le temps n'a pas encore été inventée. Mais, bien sûr, il serait très intéressant de participer au procès de Nuremberg. Mais pas pour y changer quelque chose. Le procès s'est déroulé comme il fallait, avec toutes les nuances, et c'est son résultat qui est important.

— Comme vous l'avez vous-même noté, le procès de Nuremberg n'avait pas de précédent historique. Il a jeté les fondements du monde dans lequel nous vivons. Quelles sont les principales leçons de Nuremberg aujourd'hui?

— Les décisions du tribunal de Nuremberg sont toujours d'actualité, malgré le temps qui s'est écoulé: soixante-quinze ans. Comme vous le savez, il a servi de base à de nombreux documents juridiques internationaux. En particulier, l'Assemblée générale des Nations unies tient toujours compte des décisions du tribunal –par exemple, la dernière résolution sur la lutte contre les tentatives de glorification du nazisme, qui a été adoptée le 16 décembre 2020. Mais, dans certains pays, il y a des forces qui tentent de blanchir le fascisme, de réviser les résultats de la Seconde Guerre mondiale, qui disent: «On ne sait pas au juste qui a attaqué le premier.» Il faut résister à de telles tentatives.

La salle du tribunal de Nuremberg, à droite – les membres du tribunal, à gauche – les accusés et leurs avocats, au premier plan - les procureurs
La salle du tribunal de Nuremberg, à droite – les membres du tribunal, à gauche – les accusés et leurs avocats, au premier plan - les procureurs
© Sputnik, Evgueni Khaldeï

Je peux faire une petite parenthèse. En 2018, la Première ministre britannique Theresa May, parlant de l'empoisonnement de Skripal, ancien colonel du service de renseignement militaire, a utilisé l'expression anglaise highly likely («très probable») en disant que la Russie était responsable de tout. Plus tard, cette expression qui est dénuée de tout sens du point de vue juridique, a fait son apparition dans d'autres accusations portées contre la Russie. L'Occident peut dire même maintenant: il est «highly likely» que ce n'est pas l'Allemagne qui a attaqué l'Union soviétique, mais que c'est l'Union soviétique qui a attaqué l'Allemagne. Mais il suffit de prendre les décisions du tribunal de Nuremberg et les décisions ultérieures de l'Assemblée générale des Nations Unies, et tout se met en place. Par conséquent, je crois que toutes les tentatives de remettre en question les résultats de la Seconde Guerre mondiale sont vouées à l'échec. Il y aura beaucoup de bruits mais cela n'ira plus loin.

— Que faut-il faire pour éviter un nouveau procès de Nuremberg?

— Il est difficile d'imaginer le procès de Nuremberg aujourd'hui, car il devrait être précédé d'une agression à grande échelle. Dans le monde actuel, il existe un facteur de dissuasion nucléaire. Tout homme d'État comprend ça: peu importe qui déclenche la guerre, la planète entière risque d’être détruite. Par conséquent, je ne peux pas imaginer un nouveau Nuremberg. S'il y a une guerre mondiale, il n'y aura tout simplement pas de survivant pour organiser un procès.

Ce n'est pas pour rien que, en 2010, nous avons signé un important traité de réduction des armes stratégiques avec les États-Unis. Et lorsque l'Administration Biden est arrivée, elle a immédiatement pris la décision de le prolonger sans condition. Malheureusement, c'est pour le moment le seul point positif dans les relations russo-américaines sous l'actuel Président américain.

— Aujourd'hui, en Russie, on parle beaucoup des résultats du procès de Nuremberg. Dans le même temps, les minutes du procès en anglais, en français et en allemand ont été publiées à la fin des années 1940, alors que le texte intégral en russe n'a pas encore été publié. Pourquoi dans le pays qui a joué un rôle majeur dans la victoire sur le nazisme et qui en parle beaucoup, est-il si peu fait pour préserver la mémoire? Consulter les archives liées à la Grande Guerre patriotique reste un gros problème.

— Aujourd'hui, on sait presque tout sur le procès de Nuremberg et il s'agit d’informations fiables. Il m'est difficile de dire pourquoi l'intégralité de la documentation n'a pas encore été publiée en Russie, mais je n'y vois rien de politique. Peut-être y attache-t-on peu d’importance alors qu'il faudrait y porter plus d'attention. Comme si après soixante-quinze ans tout était clair et si on se demandait s'il valait la peine de publier ces documents.

Il y a aussi la question de la déclassification de certains documents. C'est une procédure bureaucratique longue et complexe, mais je ne vois pas de tentatives de cacher quoi que ce soit. En particulier de la part de l'État. Le procès de Nuremberg a constitué notre victoire en politique étrangère et cela dit tout.