La France est la seule puissance victorieuse à avoir vécu sous occupation nazie. La collaboration y est devenue un problème national. Le procès de Nuremberg a donc marqué le début d’une nouvelle identité pour le pays. Les procureurs français sélectionnés par de Gaulle avaient un point commun: tous avaient fait partie de la Résistance.
Vaincue en un mois et demi
La France a déclaré la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939, après l’attaque nazie contre la Pologne, mais n’a pas mené d’hostilités actives.
Le 10 mai 1940, les troupes allemandes ont envahi les Pays-Bas et la Belgique. Trois jours plus tard, la Wehrmacht a franchi la frontière franco-belge et le 8 juin les Allemands ont atteint la Seine et Paris. Deux jours plus tard, le gouvernement français s’est installé dans la région d’Orléans, puis à Bordeaux. Le 14 juin, Paris a capitulé. Le 17, le gouvernement a demandé un armistice au III Reich et le 22 l’a signé dans la forêt de Compiègne, là où l’Allemagne s’était rendue lors de la Première Guerre mondiale. La France a perdu 84.000 personnes, plus d’un million ont été faites prisonnières, soit quasiment la totalité des effectifs de l’armée française.
Le 10 juillet 1940, à Vichy, l’Assemblée nationale a proclamé le maréchal Philippe Pétain, héros de la Première Guerre mondiale, chef de l’État en lui conférant des pouvoirs dictatoriaux. Le nouvel État pronazi contrôlait toute la France, mais en réalité seuls le centre et le sud-est lui étaient subordonnés alors que le nord et l’ouest étaient occupés par les nazis. Pétain et son gouvernement se sont installés dans la station balnéaire de Vichy, qui a donné son nom au régime.
En novembre 1942, craignant un débarquement des forces alliées, les troupes germano-italiennes ont occupé toute la France en ne rencontrant presque pas de résistance. Le pouvoir du gouvernement fantoche est devenu purement nominal. La collaboration était généralisée.
«Quoi? Les Français aussi!»
Cependant il y avait une autre force: la France libre (devenue la France combattante en juillet 1942), dirigée par le général Charles de Gaulle. Dès le 18 juin 1940, il a appelé à la résistance face aux nazis. Son statut n’était pas tout à fait clair (il n’a été élu par aucun organe légitime) mais le Premier ministre britannique Winston Churchill, puis les dirigeants des autres puissances, l’ont reconnu comme leader de «tous les Français libres».
Lors de la libération de la France qui a commencé par les colonies africaines, le pouvoir a passé à de Gaulle et à ses partisans. Au printemps 1945, le pays est devenu l’une des quatre puissances ayant accepté la reddition de l’Allemagne nazie. Ce fait a tellement surpris les élites hitlériennes que, selon les souvenirs de de Gaulle, lors de la signature de la capitulation dans la nuit du 8 au 9 mai 1945, le chef d’état-major du haut commandement de la Wehrmacht Wilhelm Keitel s’est exclamé avec surprise: «Quoi? Les Français aussi!».
De l’avis de de Gaulle, les propos de Keitel devaient être compris au sens où la France et son armée n’avaient pas fait autant d’efforts et de sacrifices. La phrase a pourtant une autre interprétation qui est moins élogieuse: selon Karl-Heinz Janssen, rédacteur en chef du journal Die Zeit, elle voudrait dire: «Quoi, les Français aussi? Il ne manquait plus qu’eux».
Pourquoi la France a-t-elle pris sa place aux côtés de l’URSS, de la Grande-Bretagne et des États-Unis, alors qu’aucun autre État d’Europe continentale n’a eu un tel honneur? La sympathie générale pour de Gaulle et les autres patriotes français a joué un rôle, mais il y avait aussi un calcul subtil. Les Américains et les Britanniques avaient besoin d’un partenaire de poids qui ne s’axerait pas vers l’Union soviétique. Par exemple, la Yougoslavie, où la résistance était active tout au long de la guerre, ne convenait pas car les communistes étaient arrivés au pouvoir.
Délégation à Nuremberg: entre lutte et compromis
Devenu président du gouvernement provisoire de la République française, Charles de Gaulle s’est efforcé de renforcer par tous les moyens le rôle de son pays dans la coalition antihitlérienne. C’était notamment l’objectif de son décret du 8 octobre 1945 sur la délégation pour le tribunal militaire international.
Elle était composée de juges, procureurs, traducteurs, secrétaires, sténographes. Avec des militaires, des agents de communication, des journalistes et des diplomates, le nombre de représentants français au procès a atteint les 262 personnes en janvier 1946. C’était la deuxième plus grande délégation après celle des États-Unis.
Quinze personnes ont fait partie de l’équipe des procureurs. Douze sont intervenues au procès. Comme le constatent les chercheurs, les procureurs français constituaient un groupe assez homogène: ils étaient presque tous membres de la Résistance et avaient lutté contre le nazisme. Un choix évidemment non fortuit.
Dans le même temps, le ministère de la Justice savait très bien que pendant la Seconde Guerre mondiale tous les magistrats et procureurs qui n’avaient pas quitté le pays avaient été obligés d’obéir au régime de Vichy. La plupart des fonctionnaires, y compris ceux antinazis, avaient prêté serment d’allégeance au maréchal Pétain. Même parmi les membres de la délégation à Nuremberg, il y avait des personnes qui, à un moment donné, avaient manifesté ouvertement leur loyauté envers les Vichyssois: Serge Fuster, Jean Leiris et Pierre Mounier. Mais le grand public n’avait pas de griefs envers eux à l’exception d’une personne.
Juristes gaullistes
De Gaulle a nommé le professeur François de Menton, issu d’une famille noble, comme procureur général français. Après l’attaque allemande de la Pologne, de Menton est devenu capitaine de l’armée française. En juin 1940, il a été gravement blessé, capturé, a pu s’évader et a rejoint la Résistance. Il a édité un journal clandestin, a été l’un des dirigeants de l’organisation antifasciste Combat. En 1943, il s’est installé à Londres, où il a travaillé avec Charles de Gaulle. C’est aussi avec ce dernier qu’il a servi en Algérie en 1943-1944. Après la libération, il a été ministre de la Justice dans le gouvernement provisoire puis procureur général de France. À ce poste, il s’est battu contre les collaborateurs. Il était notamment présent au procès de Pétain et des membres de son gouvernement.
En janvier 1946, de Gaulle a démissionné et de Menton a quitté Nuremberg. La place du procureur général français a été prise par Auguste Champetier de Ribes.
Avocat et homme politique de 63 ans, de Ribes a fait la Première Guerre mondiale, a été blessé, a reçu la Légion d’honneur. Entre 1924 et 1940 il a été député, sénateur, ministre. Le 10 juillet 1940, il est devenu l’un des 80 parlementaires ayant voté contre l’attribution des pleins pouvoirs au maréchal Pétain.
Pendant l’occupation, Champetier de Ribes a dirigé un groupe clandestin. Il a été le premier responsable de parti à reconnaître l’autorité du général de Gaulle. Il a été interné pour ses activités d’opposition contre le gouvernement de Vichy et a passé 18 mois en prison. Après le procès de Nuremberg, à l’automne 1946, il a remporté l’élection à la présidence du Conseil de la République, mais par la suite a perdu les présidentielles. Son travail au Parlement a été interrompu par une maladie. En mars 1947, Champetier de Ribes est décédé. Ses funérailles ont eu lieu à la cathédrale Notre-Dame-de-Paris.
Les adjoints du procureur général avaient également un passé antifasciste. Charles Dubost a rejoint la Résistance pendant l’occupation et a dirigé un réseau de renseignement local. Il a été capturé, puis s’est enfui, a participé au transport d’armes vers l’Algérie, a installé dans sa maison des officiers alliés qui avaient débarqué secrètement en France occupée. Après le procès, il a participé aux poursuites des hommes d’affaires français qui avaient collaboré avec les nazis.
L’autre adjoint, Edgar Faure, a rejoint le Parti radical dans sa jeunesse, s’est marié et est parti en URSS pour sa lune de miel. À l’automne 1942, il s’est installé avec sa famille en Afrique et a rejoint de Gaulle en Algérie, où il est devenu le chef du service législatif du gouvernement provisoire. Après le procès de Nuremberg, Faure a eu une riche carrière politique en tant que ministre dans de nombreux gouvernements. En outre, il a enseigné à l’université et a écrit des livres sur des économistes célèbres.
Le groupe des assistants du procureur général français a réuni de nombreuses personnalités marquantes. Pierre Mounier était juge et membre d’une loge maçonnique. Charles Gerthoffer était expert en économie et Constant Quatre expert en questions militaires. Serge Fuster était juge et écrivain devenu célèbre sous le pseudonyme de Casamayor.
Delphin Debenest était un véritable héros de la Résistance. Il a récolté des informations pour le maquis. En juin 1943, il est devenu un agent du renseignement pour la France libre. Il a été arrêté par la Gestapo et envoyé au camp de concentration de Buchenwald. En avril 1945, Debenest a profité de la confusion générale lors d’un bombardement et s’est évadé.
Heinz Meyerhof, juif allemand, se cachait sous le nom d’Henri Monneray. En France occupée, il a vécu illégalement et a assuré la liaison entre la Résistance et les pilotes des forces alliées. Jacques-Bernard Herzog a participé au mouvement de la Résistance de Toulouse. Lorsque la Gestapo a repéré sa trace à l’hiver 1943, il s’est enfui en Espagne et a souffert d’engelures en traversant les Pyrénées: il a dû être amputé de sa jambe gauche.
Mais cette équipe de gaullistes avait un maillon faible: Henri Delpech. En janvier 1946, celui-ci a présenté à Nuremberg un rapport sur le pillage de la Belgique et du Luxembourg par les nazis. Le lendemain, des soldats français, avec lesquels Delpech avait été autrefois arrêté par les Allemands, ont déclaré que pendant l’occupation il était pro-Pétain. Craignant le scandale, le ministère de la Justice a immédiatement convoqué Delpech à Paris, où ce dernier a été informé de son exclusion de la délégation.
Commentaire d’expert
Au nom de l’Europe occidentale
Sergeï Mirochnitchenko, juriste et chercheur en droit international, évoque le rôle du parquet français au procès de Nuremberg.
Au procès de Nuremberg les Français se sont retrouvés dans une situation politique délicate. En concluant l’armistice de Compiègne, la France a reconnu la légalité de la présence des troupes allemandes sur son sol. La partie française insistait donc sur l’idée que les activités de la Résistance contre l’armée allemande étaient les activités de l’armée régulière.
Le parquet français a présenté des preuves au titre des sections trois et quatre de l’acte d’accusation: crimes de guerre et crimes contre l’humanité à l’égard des prisonniers de guerre et des civils en Europe occidentale.
La présentation par le parquet français d’un certain nombre de témoins qui étaient passés par les camps de concentration nazis a été importante et a fait grande impression. Les témoins ont exposé des informations choquantes sur la mécanique d’extermination dans les camps par les méthodes les plus diverses et avec une cruauté bestiale. La seule chose que la défense pouvait y opposer était de dire que les accusés n’étaient pas au courant de ces atrocités.
Les preuves des massacres de patriotes par les nazis contenaient de graves accusations contre la Wehrmacht, les SS et la Gestapo. Des exemples ont été donnés concernant des prises d’otages, des tortures de personnes arrêtées, des représailles contre les civils qui soutenaient la Résistance.
Le parquet français a méticuleusement recueilli des faits sur l’exploitation économique des pays d’Europe occidentale et l’exportation de la main-d’œuvre vers l’Allemagne. Certaines formes d’exploitation seraient aujourd’hui qualifiées de «concurrence déloyale»: introduction d’Allemands dans les conseils d’administration des entreprises françaises, spéculations sur les devises, fixation des paiements d’occupation exorbitants, emmener les travailleurs en Allemagne, enrichissement des collaborateurs par la corruption. Tout cela a été fait avec l’aide du gouvernement de Vichy. L’introduction de la législation allemande et la propagande nazie ont également été considérées comme des crimes par le parquet français.
En solidarité avec les représentants de l’Union soviétique, les procureurs français ont vivement protesté contre les tentatives des avocats de présenter le comportement des Allemands en Occident comme une légitime défense contre les communistes.
Mais quand le parquet soviétique a commencé à présenter ses preuves, tous ont été frappés par la différence entre la politique nazie à l’égard des pays occidentaux et celle à l’égard de l’Union soviétique.
En Union soviétique, la forme prédominante d’exploitation économique était les pillages et la punition prévue pour la résistance était la mort. Si les prisonniers de guerre occidentaux avaient droit au traitement prévu par la Convention de Genève, les prisonniers soviétiques mouraient de faim ou à cause du travail demandé. Si en Occident les punitions collectives de la population civile, comme les villages brûlés, étaient l’exception, il s’agissait de la règle à l’Est. Les dirigeants nazis ont désigné les races «supérieures» et «inférieures», et l’objectif de la guerre à l’Est était d’anéantir les populations.
Sources:
unicaen.fr
Matthias Gemählich, Notre combat pour la paix: la France et le procès de Nuremberg (1945-1946)
Jean-Paul Jean, Les magistrats de la Cour de cassation au procès de Nuremberg
Charles de Gaulle, Mémoires de guerre – Le salut : 1944-1946
Karl-Heinz Janßen, Der 8. Mai 1945 Vor der Kapitulation: Koalitionsgeplänkel
Sources ouvertes
La rédaction remercie Sergeï Mirochnitchenko, juriste, chercheur en droit international, pour son aide à la préparation de cet article.