Le projet Nuremberg. Le début de la paix a étudié un document unique récemment publié sur le site de l'université de Stanford parmi les documents présentés par les Soviétiques au tribunal militaire international.
Ce document fait partie d'un vaste ensemble de documents d'archives en russe récemment numérisés et rendus publics. Le procès-verbal de l'interrogatoire a été joint au dossier en tant que preuve officielle mais n'a pas été lu pendant les audiences. Il est possible que cela soit lié au fait que le document en question portait sur le génocide des Juifs, ce que les Soviétiques ont essayé de ne pas souligner, insistant que tous les peuples de l'URSS avaient été touchés. En outre, on peut supposer que les représentants de l'accusation soviétique ont jugé inutile d’accentuer le rôle de la police ukrainienne dans cette opération punitive et dans des massacres similaires.
Citation:
- Le matin du jour de la fusillade des Juifs, j'étais de garde avec mes hommes, comme d'habitude, sur les routes principales menant à l'aérodrome. Soudain, j'ai entendu un chant lugubre venant de la ville, et j'ai senti qu’il y avait une agitation dans la ville. Le chant approchait en direction de l'aérodrome. Je me suis demandé ce que ça pouvait être. [...] Soudain, de grands groupes de personnes sont apparus sur l'une des routes. Il y avait des hommes et des femmes avec des bébés dans les bras. Toute cette procession s'est dirigée vers un champ libre situé devant l'aérodrome.
- Les gens marchaient-ils seuls ou étaient-ils conduits par des gardes?
- Les gens étaient encadrés par la police ukrainienne.
- Et qui chantait les chansons: ces personnes-là ou d’autres?
- Oui, c'est elles qui chantaient les chansons.
- Quel genre de chansons était-ce?
- C'étaient des chansons populaires russes.
- Des chansons gaies ou tristes?
- Ils chantaient Stenka Razine et d'autres chansons populaires russes tristes. Aucun d'entre nous, cependant, n'aurait pu imaginer ce que cette procession était censée signifier. Ce n'est que lorsque ces colonnes interminables de personnes ont atteint le terrain devant l'aéroport que des camions venant de la ville sont apparus. Des Feldgendarmes et quelques miliciens sont sortis de ces véhicules.
- Vous voulez dire ces unités de police ukrainiennes qui étaient au service du commandement allemand?
- Oui.
(...)
Toutes les unités qui sont arrivées ont été réparties en groupes le long de la fosse. Certaines colonnes ont reçu l’ordre de venir plus près des tables. Aux tables, certains des commandants étaient assis avec des officiers de police ukrainiens. Des personnes s'approchaient de la première table et on les voyait se déshabiller. À une autre table, elles remettaient des objets de valeur, des bijoux qu'elles avaient sur elles. Une fois qu'elles étaient complètement nues, elles étaient amenées jusqu'à la fosse et placées à environ 2 mètres du bord. Certains commandants d'unité donnaient l'ordre et les gens étaient fusillés puis jetés dans la fosse.
- Les gens ont-ils été fusillés en groupe?
- Ces personnes ont été fusillées en groupe ou individuellement avec des mitraillettes. Lorsqu’il en a été terminé avec la première file, la seconde était déjà complètement déshabillée. [...] Après cela, tous les hommes ont été sortis et ont reçu l'ordre de recouvrir de chaux les personnes fusillées qui montraient encore des signes de vie, puis de répandre une fine couche de terre avec des pelles. Ils ont ensuite subi le même sort que leurs camarades qu'ils avaient enterrés.
- Combien de personnes ont été fusillées sous vos yeux?
- Sous mes yeux, 23.000 personnes ont été fusillées.
- Avez-vous observé une quelconque résistance de la part de ceux qui attendaient d'être fusillés?
- Ils n'ont opposé aucune résistance, mais ont suivi avec résignation leur destin.
Commentaire du juriste Sergueï Mirochnitchenko, qui a traduit en russe les minutes du procès de Nuremberg:
Le 27 décembre 1945, le colonel Youri Pokrovski, procureur général adjoint soviétique, a interrogé l'officier allemand Erwin Bingel (son grade n'a pas été indiqué) à Nuremberg. Cet officier a témoigné que, premièrement, il avait été témoin des fusillades de masse de Juifs à Ouman, dans la région de Tcherkassky, et, deuxièmement, du traitement cruel des prisonniers de guerre soviétiques dans un camp provisoire improvisé.
Le texte de cet interrogatoire constitue une preuve officielle, qui a été jointe au dossier et porte le numéro d'enregistrement USSR-111. Mais lors des interventions des procureurs soviétiques au procès de Nuremberg, ni ce document, ni des extraits de celui-ci n'ont été rendus publics. Cependant, les juges devaient le prendre en compte car il figurait dans le dossier.
Le document reflète les impressions de l'officier qui avait été chargé d’assurer un encerclement près de l'aérodrome d'Ouman lors de l'organisation de la fusillade de masse des Juifs locaux «à l’hiver 1941, début novembre». Il a décrit qu’une fois alors qu'il était de service, il avait entendu des chants russes approcher et vu un grand groupe de Juifs (il les avait identifiés comme tels d’après leur apparence) qui arrivaient. Le procureur a même demandé de préciser quelles chansons les Juifs avaient chanté, et Bingel a répondu qu’ils avaient chanté des chansons populaires russes, des chansons tristes: il se souvenait de la chanson sur Stenka Razine.
Ces Juifs ont été conduits vers l'aérodrome, où des tranchées antichars avaient déjà été préparées. Des camions sont arrivés, des tables et des chaises ont été installées pour des membres des Einsatzgruppen et de la milice auxiliaire ukrainienne qui, pour ainsi dire, «assurait l'ordre» sur le lieu de l'exécution. Les Juifs ont remis leurs vêtements et leurs objets de valeur devant ces tables avant de marcher vers les tranchées. Les femmes et les enfants ont été abattus en premier, ils sont tombés dans la fosse, puis les hommes juifs ont recouvert la première couche de morts avec de la chaux et se sont placés eux-mêmes au bord de la fosse. Eux aussi ont été abattus. Au total, selon Bingel, 62.000 personnes ont été abattues à Ouman, dont 23.000 sous ses yeux.
La deuxième partie de l'interrogatoire concerne le traitement des prisonniers de guerre soviétiques. Des scènes sont décrites où les prisonniers de guerre n'avaient pas assez de nourriture (les repas étaient préparés pour seulement 2.000 personnes au lieu de 70.000), il y avait constamment des bagarres. Les soldats allemands ont tué des prisonniers de guerre soviétiques en essayant de les séparer, et certains prisonniers sont morts de faim sur place.
À mon avis, c'est en raison de la description par l'officier de l'implication de la milice ukrainienne dans l'extermination des Juifs que le document a été inclus dans le dossier mais n'a pas été rendu public lors du procès. Les Soviétiques ont beaucoup parlé des atrocités des nazis, mais ont essayé de ne pas mettre l'accent sur l'extermination des Juifs. Tous les actes de la Commission d'État extraordinaire mentionnent principalement les «citoyens soviétiques», alors qu’en l’occurence, il s'agissait spécifiquement de Juifs.
Quelle est donc la valeur de ce document? Au procès, les témoins ont déclaré qu'ils n'avaient pas été au courant de ce qui arrivait aux Juifs, ou qu'ils n'y avaient ni assisté ni participé. Et voici une confession très précieuse, non pas d'un spécialiste civil, mais d'un officier allemand qui, au cours de son interrogatoire, a même exprimé sa volonté de témoigner de ces faits devant le tribunal. Cela a beaucoup de valeur! De plus, l'interrogatoire a eu lieu non pas en Union soviétique mais à Nuremberg, dans la zone d'occupation américaine, l'officier n'a pas été menacé et a témoigné de son propre gré.
Un autre détail important est qu'avant la révolution, Ouman était l'un des principaux centres juifs de l'Empire russe. Nahman, fondateur de la dynastie hassidique de Bratslav, y est enterré et, dès les années 1820, les pèlerins ont afflué pour se recueillir sur sa tombe. Bien sûr, pendant la période soviétique, les pèlerinages ont cessé mais les habitants continuaient à vénérer la tombe du rabbin. Et voici que ces gens, enracinés bien sûr dans les coutumes et traditions juives, chantent des chansons russes! Il s'agit d'une manifestation inattendue et surprenante du mélange de différentes cultures.