Au printemps 1941, les dirigeants de l’Allemagne nazie ont secrètement adopté un plan d’extermination partielle des peuples de l’URSS. Entre 20 et 30 millions de personnes en seront victimes au cours de l’hiver 1941-1942. L’historien Yegor Yakovlev, directeur du fonds de recherche Histoire Numérique, qui a étudié un énorme bloc de documents, dont certains sont inédits en russe, a proposé une étude argumentée qui s’appuie sur un certain nombre de faits choquants, concernant les véritables objectifs et actes des nazis sur les territoires soviétiques: l’ouvrage Guerre d’extermination. Le troisième Reich et le génocide du peuple soviétique. Dans la continuité du cycle documentaire Génocide. Le plan du Reich, produit conjointement par le projet Nuremberg. Le début de la paix, l’Assemblée des peuples d’Eurasie et Yegor Yakovlev, nous publions un chapitre du livre sur le Hungerplan («le plan Famine» ou «plan de la Faim»).

Guerre d’extermination. Ce que le Troisième Reich préparait pour la Russie, de Yegor Yakovlev
Guerre d’extermination. Ce que le Troisième Reich préparait pour la Russie, de Yegor Yakovlev
© Domaine public

«La population des villes ne doit recevoir de la nourriture qu’en quantité minimale. Pour les grandes villes (Moscou, Leningrad, Kiev), rien du tout n’est envisagé. Les conséquences sont graves mais inévitables».

Cette consigne de Hermann Göring, qui a développé et renforcé les idées de Backe [Herbert Backe était un homme d’État de l’Allemagne nazie, secrétaire d’État à l’Agriculture, ministre de l’Alimentation. Il est considéré comme l’un des auteurs du Hungerplan, stratégie radicale visant à fournir de la nourriture à la Wehrmacht aux dépens des populations des territoires soviétiques occupés jusqu’à ce que 20 ou 30 millions de personnes meurent de faim, ndlr], décrit parfaitement la politique alimentaire nazie en 1941 dans la plupart des territoires occupés.

Siège de Leningrad. Des habitants de la ville transportant un cercueil sur un traîneau.
Siège de Leningrad. Des habitants de la ville transportant un cercueil sur un traîneau.
© Sputnik, S. Ozerskiy

Les terribles conséquences du siège de Leningrad ont occulté deux faits cruciaux, sans lesquels le tableau de la guerre d’extermination contre l’Union soviétique apparaît très incomplet. Premièrement, le drame de la ville sur la Neva n’était qu’une partie de la stratégie nazie globale de famine. Deuxièmement, cette stratégie n’était pas déclarative: elle a été appliquée de la manière la plus énergique, bien que sous des formes plus douces, à d’autres régions de l’URSS.

Une ration quotidienne de pain donnée aux habitants de Leningrad assiégée exposé au Musée d’histoire de Leningrad.
Une ration quotidienne de pain donnée aux habitants de Leningrad assiégée exposé au Musée d’histoire de Leningrad.
© Sputnik, Vladimir Bogatyrev

Dans toutes les villes de Russie, d’Ukraine et de Biélorussie, qui se sont retrouvées occupées par les nazis, a été appliqué le principe de la réquisition immédiate des denrées alimentaires dans les entrepôts et les magasins. La population locale a été privée de la possibilité d’acheter de la nourriture. Les Allemands ont mis en place un système de rations alimentaires, mais uniquement pour ceux qui se sont mis à leur service. La ration était d’ailleurs plus que modeste et n'était pas toujours fournie en totalité. Les autres étaient livrés à eux-mêmes. Leur subsistance dépendait principalement de l’échange de produits manufacturés contre de la nourriture, généralement dans les villages. Dans certaines régions, comme Kiev et Kharkov, les occupants ont réglementé cet échange: ils pouvaient couper les vivres en ville et confisquer la nourriture même à ceux qui venaient de l’échanger à la campagne. Ces mesures ont grandement contribué à la famine et considérablement augmenté le nombre de victimes.

Les marchés étaient un autre moyen pour les habitants de survivre, mais les prix y étaient exorbitants et il n’y en avait pas partout. Celui de Pskov ne s’est pas tenu pendant tout l’hiver 1941-1942 et ceux de Kiev et Rivne ont été fermés pendant un certain temps. L.V.Doudin, un collaborateur de Kiev qui a immédiatement rejoint les Allemands, a témoigné: «Je me souviens de deux réunions au cours de l’été 1942 avec le commissaire de la ville de Kiev, le major SA Berndt. Lors de la première réunion, Berndt a déclaré que le Reichskommissariat de Rivne avait exigé la fermeture immédiate des marchés, l’interdiction pour les particuliers d’apporter de la nourriture dans la ville et la mise en place du rationnement pour toute la population. En réponse, les représentants du gouvernement [ukrainien] de la ville ont déclaré que cela signifierait la famine immédiate pour quatre cent mille habitants de Kiev... Berndt a alors suivi leur avis mais un mois plus tard, il les a convoqués à nouveau et cette fois-là, sans aucune discussion, il a ordonné que soit exécuté l’ordre de Rivne. Cela a eu les conséquences les plus désastreuses pour la population de Kiev». De cette manière élaborée, les occupants ont non seulement pu se réapprovisionner, mais ont également éliminé les plus faibles et les plus malades, qui étaient considérés comme des «bouches à nourrir inutiles», mais aussi ceux qui leur étaient hostiles.

Vue générale du marché du ghetto de Varsovie.
Vue générale du marché du ghetto de Varsovie.
© Le portail Images de guerre, Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques

Un exemple frappant de la mise en œuvre de cette politique de famine est Minsk, dont la population était de 250.000 habitants au début de l’occupation et de cinq fois moins à la fin de celle-ci.

«Nous avions tout le temps faim, parfois nous ne buvions que de l’eau pendant toute une journée et toute la nuit, se souvenait Sergueï Yakovlev, habitant de la capitale biélorusse. La nourriture pouvait être échangée contre des vêtements dans les villages voisins. En général, c’était pour les pommes de terre ou les épluchures: le pain, il n’y en avait presque plus. Mais si, en sortant de la ville, on voyait un mauvais policier –tout le monde les connaissait de vue et de nom– on faisait demi-tour: on savait qu’au retour "celui-là" allait tout prendre». Le médecin allemand Wolfgang Lischke a écrit à sa femme que l’approvisionnement des habitants de Minsk dépendait de la volonté des Allemands. Cette volonté s’est avérée telle qu’au cours des seuls deux premiers mois de l’occupation, 9.000 civils sont morts de faim à Minsk.

En hiver, l’approvisionnement ne s’est pas amélioré. Selon les services spéciaux soviétiques de l’époque, dans la capitale biélorusse les «magasins d’alimentation sont inexistants. Les paysans n’ont rien apporté aux marchés (il y en a plusieurs à Minsk) récemment, car auparavant les Allemands leur avaient réquisitionné tout ce qu’ils avaient apporté en ville pour vendre [...]. La majeure partie de la population est affamée [...]. Les ouvriers reçoivent de 200 à 450 grammes [de pain], une fois par jour de la soupe et une petite quantité de sel et de mélasse. Le pain donné à la population est de très mauvaise qualité».

Des femmes ramassent les céréales devant un magasin détruit, 1941.
Des femmes ramassent les céréales devant un magasin détruit, 1941.
© Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques

Le pain mentionné dans le rapport des services de renseignement était cuit selon une recette approuvée par le ministère nazi de l’alimentation. Herbert Backe a été étroitement associé à son approbation. Lors d’une réunion avec sa participation à l’automne, il a déclaré: «Les expériences sur la production de pain spécial pour les Russes (Russenbrot) ont montré que le mélange le plus rentable est constitué de 50% de tourteau [le tourteau de seigle est souvent utilisée comme composant de la nourriture à bestiaux], 20% de pulpe de betterave [utilisée comme aliment pour le bétail, ndlr], 20% de poudre de cellulose, 10% de paille ou de feuilles broyées». Cet ersatz de produit, qui reflète le fait que les occupants traitaient la population locale comme du bétail, était extrêmement peu appétissant et tout simplement mauvais pour la santé.

Le sort des personnes âgées isolées ou des orphelins était particulièrement difficile. Cela a été le cas de Benigna Ivanovna Loutsevitch, mère du grand poète biélorusse Ianka Koupala, qui est décédée le 30 juillet 1942. Le plan Backe a fait subir de cruels tourments aux pensionnaires des orphelinats de Minsk. «On était mal nourri, on nous donnait du pain qui faisait tellement gonfler la langue qu’on ne pouvait plus parler [on sait déjà de quel pain il s’agit, ndlr]. [...] Les petits se glissaient sous la clôture pour aller en ville. Nous n’avions qu’un seul but: la décharge. Quelle joie de trouver des peaux de harengs ou des épluchures de pommes de terre. Les épluchures, on les mangeait crues», se souvenait Valentina Matiuchkova, ancienne pensionnaire d’un orphelinat de Minsk. Son compatriote Semen Bourakov a laissé un témoignage similaire: «Nous courions vers la voie ferrée, les trains militaires s’arrêtaient là, nous ramassions quelque chose. Je ne sais pas pourquoi, mais je me souviens tout particulièrement de tankistes en uniformes noirs, qui appelaient, tendaient de la nourriture, mais quand on s'approchait, ils jetaient de l’eau bouillante et riaient joyeusement». Mais tous les enfants de l’orphelinat n’ont pas pu partager leurs souvenirs: beaucoup d’entre eux n’ont tout simplement pas vécu suffisamment pour voir la fin de la guerre. Dans les archives de l’orphelinat n°1 de Minsk, où environ 300 enfants sont morts pendant les années d’occupation, on peut voir des certificats de décès avec des diagnostics tels que «colite», «œdème de dénutrition» (ce qui témoigne de la malnutrition et des diarrhées qui y sont associées) ou «dyspepsie toxique».

Un soldat soviétique prisonnier de guerre buvant de l’eau dans une flaque, 1941.
Un soldat soviétique prisonnier de guerre buvant de l’eau dans une flaque, 1941.
© Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques

Immédiatement après la prise de la ville, un camp de prisonniers de guerre a été créé sur la rivière Perespa, mais les soldats de l’Armée rouge n’étaient pas les seuls à y être conduits: 40.000 civils de Minsk en âge de conscription ont été détenus dans cet endroit effroyable. Dorsch, conseiller au ministère des Territoires occupés de l’Est, a rapporté à Berlin, à son patron Rosenberg, que la superficie du camp n’était pas plus grande que la Wilhelmplatz de la capitale allemande:

«Les prisonniers, entassés dans cet espace exigu, peuvent à peine bouger et sont obligés de faire leurs besoins naturels là où ils se trouvent [...]. Les prisonniers civils âgés de 15 à 50 ans sont des habitants de Minsk et de ses environs. Ces prisonniers sont nourris, s’ils sont de Minsk, grâce à leurs proches. Mais la nourriture n’est reçue que par ceux dont les proches font du matin au soir des queues interminables menant jusqu’au camp. La nuit, les prisonniers civils affamés attaquaient ceux qui avaient reçu de la nourriture afin d’obtenir un morceau de pain par la force.»

Par la suite, les civils ont été libérés par les nazis pour être utilisés comme main-d'œuvre, mais nombre d’entre eux étaient déjà morts.

Des anciens prisonniers du camp de concentration dans la région de Polésie attendant une voiture pour être emmenés à l’hôpital, 1944.
Des anciens prisonniers du camp de concentration dans la région de Polésie attendant une voiture pour être emmenés à l’hôpital, 1944.
© Portail «Crimes des nazis en URSS», Archives d’État biélorusses des documents cinématographiques et photographiques, photographe non identifié

Enfin, la famine devient l’un des principaux moyens d’extermination des Juifs de Minsk. Les occupants ont poussé la population juive de la ville dans le ghetto, qui «était entouré d’épaisses rangées de barbelés, de miradors et surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre» (Leonid Smilovitski, Le ghetto de Minsk: une histoire de résistance). Le matin, les gens étaient conduits travailler en dehors de l’espace qui leur était alloué, et le soir, ils y étaient reconduits. Ils recevaient de maigres rations de 420 calories par jour. Non seulement il n’y avait pas de nourriture dans le ghetto, mais pas non plus d’eau ni de chauffage. Ainsi, les Juifs devaient mourir inévitablement, mais avant cela, ils devaient travailler pour la gloire de la Grande Allemagne. Les services de renseignement soviétiques ont rapporté: «Dans les rues de Minsk, on peut voir chaque jour des colonnes de Juifs amenées par la police pour le travail forcé. Dans les colonnes se trouvent de nombreux vieillards décrépits, de jeunes gens et de jeunes filles. Tous sont grandement épuisés, peuvent à peine traîner les pieds, certains tombent de faiblesse. Ceux qui tombent sont relevés par la police à coups de pieds». Le résultat de cette politique inhumaine a été le meurtre de sang-froid et prémédité de plus de 100.000 Juifs dans le seul ghetto de Minsk, mais le plan Backe était appliqué dans tous les autres.

La famine organisée par le secrétaire d’État d’Hitler frappait aussi aux portes de Koursk occupée. Selon un rapport du NKVD datant du début de 1942, la population de la ville a été «complètement dépouillée par les Allemands. Récemment, le commandant militaire [...] a de nouveau émis un ordre exigeant que la population remette toutes les denrées alimentaires "excédentaires" qu’elle possédait. Ceux qui cachent de la nourriture sont menacés d’exécution par fusillade. [...] La population de Koursk est affamée. Dans les rues, on rencontre souvent des gens tuméfiés à cause de la faim. Il y a des cas de mort par famine». Un autre rapport, adressé à Bogdan Koboulov, vice-commissaire du peuple aux Affaires intérieures, indique: «Dans la ville, le commerce de produits alimentaires n’est pas organisé. Le pain (de 1 kg) est distribué par les boulangeries uniquement aux employés de l’administration de la ville, aux "miliciens" fascistes, aux personnes travaillant dans les entreprises industrielles et les ateliers. [...] La restauration collective n’existe pas. Il y a une cantine rue Lénine, mais uniquement pour les Allemands». En été, la situation n’a pas changé. Le 4 juin, des agents du service de renseignement ont envoyé le message suivant: «La majorité de la population de Koursk est affamée. Afin de sauver leurs enfants de la famine, de nombreux parents les envoient mendier dans les villages».

La famine comme l’un des principaux signes de l’occupation est mentionnée dans les lettres des habitants de Koursk. Par exemple, V.A. Medved a écrit à son parent à Saransk: «Nous avons connu une terrible famine. J’ai fait des dizaines de kilomètres chaque jour pour aller dans les villages avec mon père. Ces marches se sont poursuivies jusqu’au mois de mai. En mai, j’ai trouvé un emploi de nettoyeuse sur le chemin de fer et c’est qu’alors que j’ai commencé à recevoir de maigres portions de pain». P.D. Sokolov écrit à son correspondant: «La faim s’est installée. Les premiers mois, nous avons survécu avec les provisions que nous avions faites avant l’arrivée des Allemands, puis nous avons dû aller dans des villages et échanger des vêtements contre des pommes de terre et du seigle». Une autre citadine, N.M. Nosova, a écrit: «Nous avons souffert de la faim, du froid; [l’occupant] pendait les gens, tuait sur les routes, se moquait comme il voulait; nous labourions la terre nous-mêmes, il nous prenait tout, nous laissant 100 grammes de pain par jour et 500 grammes de pommes de terre. Un poud [une ancienne unité de masse utilisée en Russie valant 16,38 kg, ndlr] de farine coûtait 1.800 roubles, un kilo de pain 200 roubles, un sac de pommes de terre 1.000 roubles, 1 kg de pommes de terre 50-100 roubles [...]. Tout était très cher, donc beaucoup d’habitants de Koursk sont morts de faim». Ce «nouvel ordre» a entraîné la mort par famine d’au moins 10.000 habitants, dont S.F. Kovalev, célèbre personnalité de l’enseignement et de l’éducation de Koursk.

Des femmes prélèvent des morceaux de viande sur la carcasse d’un cheval mort.
Des femmes prélèvent des morceaux de viande sur la carcasse d’un cheval mort.
© Portail «Crimes des nazis en URSS», Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques, photographe non identifié

La situation était exactement la même à Briansk. Le chef du département de la Santé de l’administration collaborationniste a rapporté au bourgmestre le 5 mars 1942: «En raison de l’absence de pain dans la population, on a observé des cas massifs d’œdème de dénutrition. Au 1er mars, 70 adultes et 16 enfants sont enregistrés comme patients non hospitalisés. Le nombre de ces cas est beaucoup plus élevé parmi la population de la ville et de ses bourgades». P.I. Kessarev, directeur du 2e hôpital de Smolensk, a écrit au médecin général inspecteur N.I. Bourdenko: «L’alimentation de la population, surtout à l’automne 1941 et à l’hiver 1941-1942, était mauvaise. Les produits alimentaires provenaient principalement des marchés où les prix étaient exorbitants [...]. Les personnes âgées, les personnes handicapées et la population la plus pauvre mouraient de faim. Il y avait beaucoup d’œdèmes de dénutrition». La situation était également difficile à Novgorod. Selon P.I. Sokolov, secrétaire du comité du district de Novgorod du Parti communiste (bolchevik) de l’URSS, «la population de la ville ne recevait aucune ration, il n’y avait qu’une seule cantine où l’on a cuisiné tant qu’il y avait des légumes, puis a été mise à l’arrêt. Le taux de mortalité important était dû à la famine. L’enseignante Raïa Flegontova, le prêtre Ornatsky et d’autres sont morts de faim. Des cadavres gisaient dans les maisons et dans les rues. Les gens mangeaient des chiens. C’était la même chose à la campagne: on ne donnait rien aux gens; il n’y avait pas de commerce, si ce n’est l’échange d’aliments contre des vêtements».

Au même moment, une famine a frappé Orel occupée. Le journaliste britannique Alexander Werth, qui s’est rendu sur place immédiatement après la libération, a rapporté: «Un vieil homme (son nom était Fomine) a raconté la terrible famine à Orel. Pendant longtemps, la population n’a reçu aucune nourriture, pas même une maigre ration de pain. En marchant dans les rues pendant l’hiver 1941-1942, les gens trébuchaient sur les corps de ceux qui étaient tombés et étaient morts sur le coup. Cet hiver-là, lui et sa femme ont eu beaucoup de peine à échanger leurs frusques contre des pommes de terre et des betteraves. Plus tard, les gens ont pu survivre en grande partie grâce à leurs potagers». Des milliers de personnes à Orel ont été victimes du plan de Backe. Entre autres, le pathologiste Vladimir Farafonov, brillant héros de la résistance et l’un des organisateurs de l’hôpital clandestin pour les prisonniers de guerre soviétiques, est mort de faim à Orel. Suspecté par la police, le docteur s’est vu confisquer toutes ses modestes réserves de céréales et de biscuits de soldat lors d’une perquisition. «Sachant combien la situation alimentaire était difficile, il n’en a pas dit un mot à son travail, puis a commencé à tituber, à parler de faiblesse passagère, et un jour, il ne s’est pas présenté. Ce n’est qu’une semaine plus tard qu’on est venu chez lui pour le retrouver mort d’épuisement et de faim!». Deux des compagnons de lutte clandestine de Farafonov, les médecins Bayandine et Bondarenko, sont décédés du typhus. Cette terrible maladie, qui accompagne souvent la famine, a également fait de nombreuses victimes pendant la guerre.

Le typhus exanthématique était un trait distinctif des territoires occupés: la situation épidémiologique dans l’arrière-pays soviétique était sensiblement meilleure. Sur les territoires occupés par les nazis, 70% de la population a contracté le typhus. Début 1942, les services secrets soviétiques ont fait état d’une épidémie de typhus exanthématique à Smolensk: «Le conseil municipal a publié un décret sur l’hospitalisation obligatoire des patients contagieux, mais leurs proches cachent les malades, car à l’hôpital il n’y a absolument aucun soin pour les patients, par conséquent le taux de mortalité est extrêmement élevé». Le major du service de sécurité N.A. Chvedtchikov a rapporté que l’administration allemande de la ville de Tchoudovo, près de Novgorod, avait privé la population de «tout ravitaillement en vivres», ce qui avait entraîné une grande mortalité, et qu’au printemps 1942, «le typhus exanthématique s’était répandu, entraînant la mort de familles entières. Il faut dire que l’administration allemande de Tchoudovo n’a pris aucune mesure contre le typhus parmi la population civile et n’a apporté aucune aide médicale aux malades, mais s’est limitée à emmener les malades dans le troisième district de Tchoudovo, d’où l’épidémie s’est propagée à la population saine».

Au cours de la même période, une épidémie de typhus s’est déclarée dans la ville occupée de Pskov. Les Allemands ont essayé de combattre la maladie dans les villes, mais à la campagne, ils bouclaient simplement les villages où il y avait des cas d’infection en les abandonnant à leur sort. Lorsque plusieurs enfants du camp de travail pour enfants créé par les occupants à Vyritsa (région de Leningrad) ont contracté le typhus, le commandant a annoncé que si un seul Allemand tombait malade, le camp serait tout simplement brûlé avec tous ses habitants. Il ne s’agissait pas de paroles prononcées dans un moment de colère: dans le cas de prisonniers de guerre soviétiques atteints de typhus ou de paysans déportés, mettre le feu aux baraquements abritant des personnes malades mais encore vivantes était une pratique courante. Ainsi, selon Anna Romanovskaïa, enseignante à Pskov, pendant la retraite des nazis, «les villages proches des forêts où les partisans avaient été aperçus, ont été brûlés, leur population a été envoyée dans un camp, où la plupart sont morts de faim. Une épidémie de typhus s’est déclarée dans certains baraquements. Afin d’éviter que l’épidémie ne se propage à l’armée allemande, les baraquements étaient arrosés de kérosène et incendiés». Heureusement, l’épidémie à Vyritsa a été circonscrite.

Vue d’un village en feu occupé par les nazis, 1941.
Vue d’un village en feu occupé par les nazis, 1941.
© Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques.

Au cours de l’hiver 1941/42, une épidémie de typhus accompagnant la famine s’est abattue sur le Donbass, Dnepropetrovsk et Krivoy Rog. Cependant, selon l'ordonnance du Reichskommissar Koch datant du 1er mars 1942, les soins médicaux n’étaient accessibles qu’à ceux qui travaillaient pour le Reich. Et ils étaient souvent payants: par exemple, le prix d’un simple pansement montait à 40 karbovanets. La situation était par ailleurs exacerbée par les mesures punitives prises par les institutions d’Himmler contre les malades. Le SD éliminait les malades directement dans les hôpitaux, et ceux qui avaient eu le temps de s’échapper ne faisaient que contribuer à la propagation des maladies infectieuses. En juin 1942 un mémorandum de l’état-major Ost mentionne un euphémisme glaçant: «En ce qui concerne la population de l’Ukraine, il est préférable de ne pas évacuer mais de remplacer».

Kiev occupait une place particulière dans les plans d’extermination d’Hitler. Le 19 août 1941, Joseph Goebbels écrit dans son journal que le Führer «ne va même pas prendre Saint-Pétersbourg et Kiev par les armes, mais les faire mourir de faim». Placer «la mère des villes russes» au même rang que Leningrad, comme nous l’avons vu plus haut avec Göring, est symptomatique: les deux mégalopoles, comme Moscou, devaient avoir le même sort. Cela est confirmé par le témoignage de Franz Halder, qui a enregistré les intentions du dictateur nazi un jour avant Goebbels:

«Kiev sera transformée en cendres et en ruines (instruction d’Hitler)».

Le ministre de la Propagande nazie a expliqué plus tard le raisonnement de son chef: «Le Führer a toujours été d’avis qu’il ne fallait pas prendre les grandes villes soviétiques. Il n’y avait aucun avantage pratique à le faire, on ne ferait que devoir prendre en charge un tas de femmes et d’enfants, dont on devrait assumer la subsistance et l’approvisionnement. Il était du même avis en ce qui concerne Leningrad et Moscou, ainsi que Kiev. Malheureusement, les troupes ont pris la ville, principalement parce que le quartier général voulait un lieu de cantonnement».

Cette logique met en évidence les spécificités de la guerre contre l’URSS: Hitler n’a pas hésité à prendre en charge un «tas de femmes et d’enfants» à Paris ou à Bruges, mais à l’Est l’approche adoptée était très différente. Du point de vue des nazis de haut rang, ces femmes et ces enfants étaient différents: ils entraient dans les catégories des «bouches à nourrir inutiles» et des «membres de la race inférieure». Comme, aux yeux d’Hitler, ils n’appartenaient pas pleinement à l’humanité, aucune humanité ne devait être manifestée à leur égard.

Civils devant leur maison détruite par le feu, 1943.
Civils devant leur maison détruite par le feu, 1943.
© Portail «Crimes des nazis en URSS», Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques, photo par N.A. Asnine

La haine des nazis à l’égard de ces trois grandes villes soviétiques n’était toutefois pas uniquement due à leur importante population, qu’ils ne voulaient pas nourrir. Kiev, Moscou et Leningrad sont des villes qui ont joué un rôle considérable dans l’histoire de la Russie. Elles étaient des symboles nationaux qui réveillaient dans la population le souvenir d’un passé glorieux et la fierté de leurs ancêtres. Or, cela aurait pu, aussi bien à ce moment-là que plus tard, remettre en question le droit des Allemands à la domination, de sorte que la destruction des trois capitales était également importante pour des raisons politiques et idéologiques.

Néanmoins, dans le cas de Kiev, Hitler a fait des concessions et les forces d’occupation se sont retrouvées face à une population de 500.000 personnes, dont le sort a été décidé lors d’une réunion de l’état-major de l’Ost dans l’esprit des directives précédentes. Le 16 septembre, Göring, Backe et d’autres fonctionnaires conviennent que sur les «territoires occupés, il faut appliquer le principe selon lequel seuls ceux qui travaillent pour [les nazis] recevront une alimentation correcte». Avec la fermeture de nombreux établissements, comme les magasins, les bibliothèques, et un nombre considérable d’hôpitaux, d’instituts et d’écoles, des centaines de milliers de personnes ont été livrées à elles-mêmes. Même si cela avait été vraiment voulu, seule une partie d’entre elles pouvaient être embauchées par les Allemands, généralement dans les services: gardien, plongeur ou aide de cuisine. Pour ces travailleurs, une ration hebdomadaire de 1.500 grammes de pain, 2.000 grammes de pommes de terre et 35 grammes de lard était recommandée. Toutefois, ces chiffres n'étaient pas obligatoires. Comme le note l’historien Karel Berkhoff, il s’agit du «programme maximum» que les Allemands pourraient accepter, sous certaines réserves, dans un avenir plus ou moins proche.

Dans l’application de cette politique, Hitler et Göring trouvent un soutien enthousiaste auprès de Gerd von Rundstedt, commandant du groupe d’armées Sud, qui approuve pleinement le plan  Famine.

«Nous devrons exterminer au moins un tiers de la population des territoires annexés. Le meilleur moyen d’y parvenir est la malnutrition», a-t-il déclaré.

Le Gruppenführer Fritz Sauckel, qui a visité Kiev occupée à l’automne 1941, a entendu partout ses compatriotes dire que dix, peut-être vingt millions de civils locaux devraient mourir de faim. Ce n’était pas une coïncidence: bien que les directives de Backe parlaient d’un blocus alimentaire des zones consommatrices, ces ressources étaient prélevées dans les régions de tchernoziom, et le patinage de l’opération Barbarossa nécessitait de plus en plus de pillages, sans évidemment tenir compte des besoins de la population locale.

Les décisions des nazis ont des effets très rapides. Le 17 octobre, Irina Khoroсhounova, peintre de Kiev et auteur d’un journal très vivant et émouvant, a écrit: «Nous commençons à avoir une véritable famine. Il n’y a pas de pain. Ils ont distribué deux fois 200 grammes par personne et n’ont rien distribué depuis plus d’une semaine. La rumeur veut que le pain soit empoisonné et qu’il ne soit donc pas donné à la population. Mais les Allemands mangent du pain tout le temps, évidemment sans avoir peur d’être empoisonnés. Il est toujours impossible d’acheter quoi que ce soit. Tous les magasins sont fermés. Et sur les marchés, les paysans n’échangent leur nourriture que contre des choses toutes neuves».

L’écrivain Anatoli Kouznetsov, qui était enfant pendant l’occupation nazie, écrit la même chose: «Les magasins étaient détruits, rien n’était vendu nulle part sauf sur le marché, mais même si les magasins étaient ouverts, avec quoi pouvait-on acheter? Avant la guerre, le pain coûtait 90 kopeks le kilo dans un magasin. Maintenant, au marché, le pain fait maison était parfois vendu à 90 roubles le kilo. C’était ce que ma mère gagnait auparavant pour presque un mois de travail. À présent, nous n’avions plus d’argent du tout».

La majorité de la population a été laissée à elle-même à la recherche de nourriture. Les habitants de Kiev ramassaient des châtaignes, attrapaient des chats et des oiseaux et pêchaient dans le fleuve Dniepr. On avait une chance de survie en faisant du troc ou en achetant de la nourriture à des prix faramineux. Cela pouvait se faire soit au marché, où les spéculateurs faisaient la loi, soit dans les villages. Cette dernière option était toutefois dangereuse: rentrer chez soi après le couvre-feu pouvait conduire à être fusillé. Mais surtout, à partir de novembre, la police a interdit l’arrivée des produits d’alimentation des villages vers la ville.

Enfants près du corps de leur mère décédée, Biélorussie, 1944.
Enfants près du corps de leur mère décédée, Biélorussie, 1944.
© Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques

La situation générale s’est aggravée. Le 18 novembre, Khoroсhounova a écrit: «Il y a déjà beaucoup de personnes affamées et tuméfiées partout. En les regardant, on ne peut pas manger, une bouchée s’arrête dans la gorge. Et on ne peut rien pour les aider. La pensée de la faim supplante tout le reste. Et c’est effrayant, aussi, que la faim enlève toute apparence humaine. Il semble que pour une assiette de soupe, pour un morceau de pain, on est prêt à tout donner... Dans les misérables cantines, il est impossible de manger car les yeux brûlants de ceux qui font la queue semblent brûler ceux qui mangent. Et les heureux élus sont très peu nombreux. Ils ne mangent pas comme d’habitude, ils mangent honteusement, se penchant très bas vers leurs assiettes. Ils avalent rapidement pour pouvoir s’enfuir. Les cantines sont peu nombreuses. Elles ferment une par une».

Quelques jours plus tard, la jeune fille perspicace a une prise de conscience:

«La tendance des Allemands est maintenant définitivement à l’extermination des peuples. Et pas seulement des juifs. Babi Yar, où les Juifs mais aussi les Russes sont déjà nombreux, l’immense taux de mortalité en captivité, l’extermination de ceux qui se rendent: tout cela en est la preuve la plus évidente.»

L’arrivée du printemps n’a apporté aucun soulagement aux survivants de Kiev. Le 15 avril, Khoroсhounova fait une constatation déchirante dans son journal: «La famine prend des proportions terribles. Il n’y a rien sur les marchés et ce qui reste est totalement inaccessible [...]. Le temps est terrible. Avant-hier, une neige humide est tombée et tout était à nouveau recouvert de neige. Et hier et aujourd’hui, il y a un brouillard laiteux et acre. Il ronge maintenant la neige et avec elle les personnes. Les gens meurent à la chaîne. Personne ne peut compter le nombre de morts [...]. Les gens sont affamés et il n’y a pas de lueur d’espoir [...]. Pas de blé d’hiver cette année, et celui de printemps ne peut pas être semé dans la neige. Et puis, s’il y en a, les Allemands le prendront de toute façon. Il n’y a aucune force pour lutter contre cette impuissance cuisante et cette faim constante, presque animale».

L’enseignante L.G. Nartova en est arrivée à la même époque à cette conclusion: «Ils ont à nouveau interdit le commerce dans les marchés. Que faire, comment vivre? Peut-être veulent-ils nous faire mourir à petit feu. Apparemment, il n’est pas commode de fusiller tout le monde».

Après l’échec du Blitzkrieg, à Kiev, la famine n’a pas seulement été utilisée comme moyen d’extermination, mais elle est devenue également un outil de recrutement de la main-d’œuvre à envoyer en Allemagne. Des tracts de propagande laissaient entendre aux habitants qu’une vie heureuse avec de la nourriture en abondance les y attendait.

Des paysans lisant les ordonnances agraires allemandes, 1942.
Des paysans lisant les ordonnances agraires allemandes, 1942.
© Portail «Crimes des nazis en URSS», Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques, photographe non identifié

La population a tenté de lutter contre le blocus alimentaire. Les collaborationnistes, qui avaient été recrutés par les occupants avec l’idée de combattre le judéo-bolchevisme, avaient une certaine marge de manœuvre pour le faire. De temps en temps, les Allemands ont dû faire des concessions. Par exemple, la victoire du bourgmestre de Kiev, Vladimir Bagazia, a été de permettre l’entrée à Kiev, en octobre 1941, de 128 wagons chargés de denrées alimentaires provenant de la campagne. Mais ce ne fut qu’un épisode. Par la suite, il est devenu beaucoup plus difficile d’apporter de la nourriture dans la ville. Et à partir de l’été 1942, sur ordre du Reichskommissar Erich Koch, monstrueux raciste colonial, cela a été fait avec une force redoublée. Comme l’a écrit le collaborateur L.V. Doudine, «sur toutes les routes menant à la ville, des unités de police allemandes et ukrainiennes, recrutées par les Allemands parmi les éléments les plus suspects, ont été postées [...]. Ces unités devaient confisquer la nourriture aux paysans se rendant en ville et même aux citadins affamés revenant des villages et remettre cette nourriture aux autorités de la ville». Doudine attribue aux policiers voleurs le fait que les autorités de l’époque n’ont pas distribué de denrées alimentaires aux habitants de Kiev: ils se seraient tout approprié. En réalité, les policiers ne pouvaient voler que dans un seul cas: si les véritables maîtres de la situation, à savoir les dirigeants de l’administration d’occupation, détournaient le regard. Cependant, même ce mémorialiste antisoviétique ne cache pas son indignation face à la politique alimentaire ségrégationniste, qui était trop évidente pour être niée:

«Le Berlin national-socialiste s’est réjoui, et le plus gros Reichsmarschall, Hermann Göring, dans un de ses discours, a crié que personne en Allemagne ne pouvait imaginer combien de lard, de beurre et d’œufs ce pays (l’Ukraine) avait. Tout cela semblait facilement disponible, la population sans défense ne pouvait pas s’y opposer, et les Chemises brunes ont commencé à agir rapidement et très énergiquement. Bien sûr, le fait que les habitants de notre ville se tuméfiaient et mouraient de faim n’a pas pu les arrêter. La tentation de butin rapide et facile était trop grande.»

La population de Kiev est passée de plus de 500.000 habitants en septembre 1941 à 180.000 au moment de la libération, soit environ 340.000 personnes de moins. Plus de 100.000 Juifs ont été exécutés. Au moins 70.000 ont été emmenés pour travail forcé en Allemagne. Les autres ont fui vers la campagne ou ont été victimes de la famine, du froid, du manque de soins médicaux et des violences quotidiennes. 

Des habitants d’un village détruit par les punisseurs partent dans les bois, 1942.
Des habitants d’un village détruit par les punisseurs partent dans les bois, 1942.
© Portail «Crimes des nazis en URSS», Archives d’État biélorusses des documents cinématographiques et photographiques, photographe non identifié

Une situation similaire s’est produite à Kharkov occupée qui, durant l’hiver 1941-1942, a également été soumise à un blocus alimentaire par les nazis: les produits alimentaires n’étaient livrés dans la ville que pour les Allemands. Les habitants ne pouvaient acheter des marchandises que sur le marché, où ils devaient payer des prix exorbitants, ou tenter leur chance dans les villages et y échanger des objets de valeur, s’ils en avaient, contre de la nourriture. «Hitler le libérateur, qui avait libéré les habitants de Kharkov de la plupart de leurs besoins vitaux, les a également libérés de la nécessité de consommer de la nourriture, a écrit le mémorialiste Konstantine Vlassov. Il y avait deux couples âgés qui vivaient dans le couloir. Un couple a disparu et je ne les ai jamais revus. L’autre, apparemment, n’avait nulle part où disparaître, et mourrait tranquillement de faim. Au début, je partageais mes galettes avec eux, mais ensuite, moi aussi j’ai commencé à me tuméfier de faim [...]. En novembre, les Noskov sont décédés et des adultes les ont emmenés dans des charrettes à bras. De telles tragédies étaient partout dans la ville». Le 23 novembre, la famine nazie a tué l’un des principaux architectes soviétiques de cette époque, qui avait créé l’aspect architectural de la Kharkov moderne: Alexeï Beketov, oncle du poète Alexandre Blok. L’actrice Lioudmila Gurchenko, alors jeune fille et qui deviendra par la suite artiste du peuple de l’URSS, était à deux doigts de mourir de faim. «Peu à peu, tout ce qui constitue le corps humain s’est branché sur une seule longueur d’onde: "j’ai faim", "je veux manger", "comment et où trouver de la nourriture", "ne pas mourir de faim"», s’est souvenue la comédienne.

Youri Nikouline et Lioudmila Gourtchenko dans le film d’Alexeï Guerman Vingt jours sans guerre.
Youri Nikouline et Lioudmila Gourtchenko dans le film d’Alexeï Guerman Vingt jours sans guerre.
© Sputnik, Roudolf Koutcherov

Le chercheur Norbert Müller a estimé à 23.000 le nombre de victimes de la famine à Kharkov pendant les seuls mois d’hiver. Selon l’historien ukrainien contemporain A.V. Skorobogatov, «c’était une famine que la ville n’avait jamais connue auparavant. Les gens étaient tuméfiés de faim et mourraient. Selon certaines estimations, jusqu’à 30.000 personnes sont mortes de faim dans la ville [...]. La famine a lentement reculé, surtout à partir d’août 1942, lorsqu’un système de rationnement a été introduit, mais elle n’a jamais [c’est-à-dire avant la fin de l’occupation] disparu.»

La famine a également sévi dans les campagnes, où les nazis ont mené une politique de pillage total de la population locale. Par exemple, dans le district de Novo-Petrovskoïe de la région de Moscou, «dans le village de Pokrovskoïe, les nazis ont confisqué les denrées alimentaires à la population et ont chassé cette dernière. À cause de la faim et du froid, 250 personnes sont mortes». Dans le seul district de Pogorelski, dans la région de Tver, 2.418 civils sont morts de faim. Toute revendication de la population concernant l’utilisation des biens personnels a été rejetée sur-le-champ par la race des seigneurs. Lorsqu’une habitante de l’oblast de Smolensk a supplié un officier allemand de ne pas prendre sa vache parce que ses sept enfants auraient faim, l’occupant l’a simplement abattue, elle et trois de ses enfants.

Des orphelins dont les parents sont morts ou ont été torturés à mort dans les camps allemands, Biélorussie, 1944.
Des orphelins dont les parents sont morts ou ont été torturés à mort dans les camps allemands, Biélorussie, 1944.
© Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques

«Dans toutes les ordonnances, on nous rappelait que nous étions dans un pays vaincu et que nous étions les seigneurs de ce monde», se souvenait Willy Wolfsänger, soldat de la 14e compagnie de la 279e division d’infanterie. Les conséquences de ces rappels sont décrites de manière vivante, avec un grand sens artistique, dans son journal.

«Dans l’un des villages, nous sommes restés pendant un long moment. Nous avons chassé les femmes de leurs maisons, les forçant à gîter dans des taudis. Ni les femmes enceintes ni les aveugles n’ont été épargnés. Les enfants malades ont été jetés hors de leurs maisons sous la pluie, et pour certains d’entre eux, le seul abri restant était une écurie ou une grange, où ils se couchaient avec nos chevaux. Nous nettoyions les chambres, les chauffions et nous nous approvisionnions en nourriture auprès des paysans. Nous avons cherché et trouvé des pommes de terre, du lard et du pain. Nous fumions du tabac rustique ou du tabac russe fort. Nous vivions ainsi sans penser à la faim que ces gens connaîtraient après notre départ» (W. Wolfsänger, Le massacre impitoyable du front de l’Est).

Un camp pour prisonniers de guerre soviétiques. Soldats soviétiques morts de faim et de froid.
Un camp pour prisonniers de guerre soviétiques. Soldats soviétiques morts de faim et de froid.
© Sputnik, Abram Kritchevskiy

Les pertes parmi les civils ont été particulièrement élevées lors des déportations depuis les territoires situés en première ligne. Par exemple, en mars 1942, dans la région de Briansk, les habitants des zones proches des combats ont été contraints d’aller dans le camp pour les prisonniers de guerre Dulag 142. Il était prévu qu’ils soient ensuite transportés en Allemagne pour des travaux forcés, mais tous n’ont pas survécu jusqu’au départ pour le Reich: «Le camp se composait de 10 baraquements (anciens entrepôts). Chacun abritait 1.200 à 1.500 personnes. Les repas étaient très rares: du thé et 200 grammes de pain pour les adultes et 100 grammes pour les enfants le matin, un litre de porridge à base de farine de sarrasin complet pour un adulte et un demi-litre pour un enfant à 17 heures. La famine, l’insalubrité et le froid dans le camp ont entraîné un nombre élevé de décès, notamment parmi les enfants. Chaque jour, 100 à 150 cadavres étaient sortis du camp. De nouveaux prisonniers ont été amenés pour les remplacer. Parfois, les Allemands se divertissaient: la viande des chevaux abattus était apportée au camp et jetée à la foule. Lorsque les gens affamés se jetaient dessus, les soldats ouvraient le feu». (V.P. Alekseïev, Sans délai de prescription: les crimes des nazis et de leurs complices contre la population civile de la région de Briansk). Les occupants s’amusaient de la même façon à Viazma. Selon un rapport de la direction du Commissariat du peuple aux Affaires intérieures de l’oblast de Smolensk, «les civils, même les femmes avec des enfants en bas âge, étaient rassemblés dans le camp de prisonniers de guerre, où ils étaient à peine nourris. Aux personnes affamées, les Allemands, par dérision, jetaient parfois une miche de pain ou une boîte de conserve derrière les barbelés qui entouraient le camp, puis lançaient des grenades sur ceux qui s’étaient élancés vers la nourriture. Chaque jour, 200 à 250 personnes mouraient dans le camp de faim, de maladies et de fusillade».

Les déportations depuis les zones situées en première ligne étaient une pratique courante: personne ne prenait la peine de nourrir les civils ou de leur donner de quoi se chauffer. Par exemple, dans la région de Tver, «dans le village d’Ilyinskoïe, où les Allemands ont ramené 750 personnes de plusieurs villages, chaque maison était remplie de 70 à 80 personnes. La famine et les mauvaises conditions sanitaires ont provoqué le typhus. Il n’y avait pas de soins médicaux et 250 personnes sont mortes».

Ouverture d’une fosse commune dans le camp pour prisonniers de guerre soviétiques à Pskov, 1944.
Ouverture d’une fosse commune dans le camp pour prisonniers de guerre soviétiques à Pskov, 1944.
© Portail «Crimes des nazis en URSS», Archives centrales du Service fédéral de sécurité de Russie, F. K-72. Op. 1. Por. 33. L. 62, photographe non identifié

La paysanne A.M. Barinova a raconté qu’en septembre 1941, les Allemands ont chassé les habitants du village de Tarakanovo, à Novgorod, de leurs maisons «sans permettre de prendre quoi que ce soit de leurs biens», pour les éloigner de la ligne de front. Dans le village de Chetchkovo, ils les ont entassés dans une grange surpeuplée et non chauffée pendant quinze jours, «les ont torturée par la faim et le froid, ce qui a entraîné un grand nombre de malades, de morts et, surtout, de nombreux enfants sont morts».

Reproduction de l’affiche Le fascisme, c'est la famine, le fascisme, c'est la terreur, le fascisme, c'est la guerre! de Piotr Karatchentsov.
Reproduction de l’affiche Le fascisme, c'est la famine, le fascisme, c'est la terreur, le fascisme, c'est la guerre! de Piotr Karatchentsov.
© Sputnik, Pavel Balabanov

Au cours de l’hiver 1942, les nazis ont déplacé toute la population du kolkhoze Krasni Maïak, situé dans la région d’Orel, les éloignant de la première ligne. «L’évacuation s’est faite de nuit, les habitants n’avaient pas le droit de prendre quoi que ce soit avec eux, ils ont été jetés dans la rue avec ce qu’ils avaient sur eux. Les gens ont commencé à se tuméfier à cause de la faim et du froid». Le kolkhozien Yegor Brossatkine a essayé de retourner dans son village pour chercher de la nourriture pour sa famille. Les Allemands l’ont arrêté en chemin, l’ont violemment battu puis tué. Il n’y a pas de documents concernant le sort des enfants de Brossatkine. On ne peut qu’espérer qu’ils ont survécu. Dans un autre cas similaire, tout s’est terminé de façon tragique. Le 28 janvier 1942, les habitants du village de Riabtsevo, dans la région d’Orel, ont été soudainement conduits à l’arrière de l’armée allemande. On ne leur a pas permis d’emporter de la nourriture avec eux. Certains paysans livrés à leur sort ont pris la décision désespérée de rentrer chez eux pour chercher de la nourriture. Laissant leurs enfants derrière eux, ils sont allés à Gjatskoïe, où ils ont été tués. Leurs enfants sont rapidement morts de faim. Grâce à la déclaration de la survivante Anastasia Chirokova, nous connaissons les noms de ces enfants: Valentina Varitcheva, Galia Varitcheva, Vladimir Kozyrev, Anatoli Kozyrev, Vladimir Varitchev, Youri Varitchev, Anna Petrakova, Nikolaï Petrakov.

Des enfants restés orphelins après que leurs parents sont morts de faim ou ont été torturés à mort dans un camp de concentration dans les marais de Polésie, Biélorussie, 1944.
Des enfants restés orphelins après que leurs parents sont morts de faim ou ont été torturés à mort dans un camp de concentration dans les marais de Polésie, Biélorussie, 1944.
© Archives d’État russes des documents cinématographiques et photographiques

En janvier 1942, les occupants ont déporté toute la population masculine de Staraïa Roussa et des villages environnants situés dans la zone de la ligne de front, soit un total de 1300 à 1.500 hommes. Ils ont été répartis entre trois camps à Porkhov. «Des conditions terribles ont été créées dans les camps, tous les arrêtés ont été conduits à des travaux de chargement et de déchargement avec une journée de travail de 14-16 heures. Les repas consistaient en 150-200 grammes de pommes de terre mélangées à de la sciure et une tasse de soupe de pommes de terre pourries. Ils étaient nourris une fois par jour. Les gens mouraient de ce travail de brute et de faim par dizaines chaque jour.» Selon les données soviétiques, environ 70 des habitants arrêtés de Staraïa Roussa ont survécu.

Enfants près d’une maison détruite dans un village biélorusse, 1944.
Enfants près d’une maison détruite dans un village biélorusse, 1944.
© Sputnik, Nikolaï Popov

La famine était un moyen d’exterminer une autre catégorie de parias: les malades mentaux et les personnes gravement malades. Ainsi, à Troubtchevsk, les nazis ont fait mourir de faim 200 patients de l’hôpital psychiatrique et 18 enfants de l’orphelinat pour déficients mentaux. Dans l’hôpital psychiatrique de Kolmov, en banlieue de Novgorod, 627 personnes ont été exterminées de la même manière. Les envahisseurs ont détruit un foyer pour handicapés situé près de la gare de Pola, dans la région de Novgorod: les Allemands ont confisqué toutes les réserves de nourriture et les vêtements chauds. Ceux qui ont résisté ont été tués sur place, et les autres ont été condamnés à mourir de faim. Le 1er janvier 1942, 100 personnes sont ainsi mortes de faim.

À l’hôpital psychiatrique de Sapogovo, près de Koursk, a été rapporté un cas encore plus horrible. Les Allemands n’ont pas agi seuls: ils ont demandé au médecin-chef Krasnopolski d’exterminer des patients. Celui-ci était prêt à exécuter l’ordre des occupants, mais s’est heurté à la résistance des autres médecins. Incapable de contraindre le personnel à une mise à mort directe, il a réduit de façon drastique les rations pour les malades et cessé de chauffer les salles d’hôpital. Par conséquent, à la mi-décembre 1941, il avait réussi à tuer 350 des 900 personnes. Mais les nazis ne se sont pas satisfaits d’un rythme aussi lent. Le 18 décembre, ils ont donné l’ordre catégorique de se débarrasser des «bouches superflues» dans les trois jours. Le médecin général nazi Paul Kern, dans l’esprit des idées de la campagne Aktion T4, a donné des instructions aux médecins soviétiques: «Les malades mentaux n’ont aucune valeur pour la société et sont donc sujets à une extermination totale. Il est nécessaire de se débarrasser du lest. Les morts n’ont pas besoin de nourriture». Malheureusement, après des menaces sans équivoque, certains médecins soviétiques ont participé à l’empoisonnement des malheureux malades.

La même rhétorique que celle de Paul Kern a été entendue de la bouche d’un autre médecin de guerre nazi nommé Kolde, qui a forcé les médecins soviétiques à affamer les patients de la clinique psychiatrique du village de Tcherniakovitso, dans le district de Pskov (région de Leningrad). Selon des témoins, il était sarcastique, estimant que «les autorités soviétiques avaient élevé trop d’imbéciles» et citant l’Allemagne comme exemple. Les malades étaient affamés et leur extermination était complétée par des injections de scopolamine.

V.M. Voltchek. Le fascisme, c’est la violence, la famine, la mort. Affiche.
V.M. Voltchek. Le fascisme, c’est la violence, la famine, la mort. Affiche.
© Portail «Crimes des nazis en URSS», Archives d’État et musée de la Littérature et de l’art du Belarus.

La situation n’était pas moins horrible à l’hôpital psychiatrique du district de Lotochino, dans la région de Moscou. Là-bas aussi, les patients mouraient de faim: ils étaient enfermés dans l’hôpital pendant plusieurs jours. D’autres ont été jetés dehors dans le froid glacial hivernal en sous-vêtements. Enfin, les nazis ne se sont pas privés de ce qui a longtemps été le principal plat cannibale du festin du sadisme colonial: la chasse à l’homme. Des officiers et des soldats allemands parcouraient le parc à cheval et chassaient les survivants malades, «les abattant derrière les buissons et se divertissant de cette façon».

Resté seul de Dmitri Boutchkine. Reproduction.
Resté seul de Dmitri Boutchkine. Reproduction.
© Sputnik, Abram Sterenberg

Mais les solutions les plus radicales, dans le sillage des propos tenus par Backe en mai, étaient prévues pour les populations des mégapoles de la «zone forestière»: Leningrad et Moscou.