«Le jeu est mélangé de manière fantaisiste», a constaté Boulgakov en parlant de l'impénétrabilité des subtilités du destin. «Qu’est notre vie? Un jeu!», est-il affirmé dans l'opéra La Dame de Pique. En tout temps, les gens ont recherché des significations cachées et des messages secrets dans les cartes. Un jeu de cartes pourrait-il être plus que cela? Oui. La survie d'un prisonnier dans un camp de concentration est un jeu avec la mort. Désarmer moralement l'ennemi est un jeu avec de puissants atouts secrets. Fabriquer une petite «bombe» idéologique dans une ville assiégée est un jeu où l’on surmonte des obstacles ahurissants. Dans cet article, nous avons rassemblé trois jeux de cartes antifascistes exceptionnels, chacun avec sa propre histoire incroyable. L'histoire d'un jeu très difficile, d'une combinaison parfaite et d'une victoire inconditionnelle pure et simple.
Premier jeu. En état de siège.
«Dans un jeu avec des cartes de vie, utilisez celles que vous avez en main.»
Stephen King
Au cours du terrible hiver 1941-1942, l'artiste Vassili Andrianovitch Vlassov est resté à Leningrad, assiégée. C'est à cette époque très sombre qu'il a reçu une commande. Dans la ville, il a été décidé de sortir un jeu de cartes à jouer. Un jeu de cartes très spécial.
Ce jeu était composé de caricatures de dirigeants nazis et d'images allégoriques symbolisant tout ce que le fascisme apportait au monde: la faim, la violence et la mort. Ce sont les occupants, les soldats allemands, qui devraient l’utiliser pour jouer. Il s’agit d’une solution fondamentalement propagandiste et en même temps extrêmement originale, ingénieuse et épatante.
Fin 1941, plusieurs artistes se sont vu proposer de mettre en œuvre cette idée. Ce sont les croquis de Vlassov qui ont été choisis et l’artiste a été chargé de préparer les originaux. Pour lui, c’était comme un ordre de bataille. Dans l'administration politique du front de Leningrad, il a reçu des photographies du Führer et des dirigeants nazis, des dictateurs des États fascistes alliés, des magazines étrangers avec des photographies de hauts dignitaires du Troisième Reich.
Vassili Andrianovitch n'avait jamais dessiné de caricatures ou de cartes. C'était sa première expérience. Et il s'est mis studieusement au travail: dans une ville épuisée par un blocus, sans nourriture, électricité, eau et chauffage. Terminer cette commande a été un véritable exploit.
Il a fallu faire 17 dessins à l'aquarelle, l'original devait être deux fois plus grand qu'une carte à jouer ordinaire. L'artiste a dessiné un croquis de chaque carte au format A5. Il devait montrer les originaux dès qu'ils étaient prêts. Voici ce qui se passait régulièrement.
Avec les croquis qui étaient prêts, Vlassov sortait de chez lui par tous les temps. Son point de départ était la rue Solovievski (aujourd’hui rue Répine) sur l'île Vassilievski. Un employé de l'administration politique venait à sa rencontre, depuis la place du Palais. Ils convenaient de se rencontrer certains jours et à certaines heures sur les glaces de la Neva. Pourquoi? Parce que la distance à parcourir était trop grande et que les deux avaient très peu de force. Aucun ne pouvait faire seul tout le trajet.
De plus, Vlassov devait se rendre dans une imprimerie afin de comprendre les spécificités de la production de cartes à jouer. Or, pour cela, il lui fallait partir de l'île Vassilievski pour rejoindre l'avenue Oboukhovskaïa Oborona, soit plus de 20 km.
Les transports en commun ne marchaient plus, la ville était couverte de neige. Vlassov marchait.
Début 1942, tous les originaux étaient prêts. Il fallait maintenant imprimer: en l'absence d'électricité, de chauffage et d'eau, dans une usine vide dont la plupart des ouvriers étaient partis au front, évacués ou morts de faim ou dans les bombardements. L’imprimerie produisait désormais principalement de la documentation technique ou des produits divers pour les besoins du front. Dans ces conditions, la production de cartes était une tâche extrêmement difficile. Pour faire une lithographie, il fallait de bonnes températures et respecter une chaîne technologique extrêmement rigoureuse. Une fois de plus, le travail a été fait par des héros discrets. Le technicien en chef récupérait deux fois par semaine les impressions dans une imprimerie du quartier de Petrograd pour les livrer dans la sienne, se retrouvant ainsi souvent sous les bombardements.
Pour maintenir la température requise, on a fait construire des cabines de contreplaqué chauffées de l'intérieur: on a chauffé des pierres lithographiques avec des chalumeaux et on a fait bouillir l'eau dans un réservoir spécialement fabriqué à cet effet. Les originaux en six couleurs nécessitaient six formes d'impression pour chaque figure, soit 102 au total, et 20 autres formes pour les petites cartes. Après avoir imprimé une couleur, il fallait changer la pierre pesant jusqu'à 100 kg. Les personnes émaciées étaient quatre ou six à la soulever. La transmission électrique a été remplacée par une commande manuelle: deux personnes tournaient la poignée, en alternant toutes les cinq minutes.
On imprimait le dos (d’abord une couleur, puis une autre), les dessins, puis on découpait, faisait les finitions et empaquetait plus de 700 feuilles... Dernière étape: un test d'étanchéité. Puis on livrait les cartes à l’administration politique du front.
Cette histoire a des visages et des noms: S.V. Rodionov, directeur de la 2e imprimerie, supervisant constamment l'ensemble des travaux, E.A. Mironova, organisatrice du Parti, A.I. Mikhaïlov, monteur-ajusteur, A.I.Kireeva et M.T. Pellinen, ouvrières, S.D. Levachov, ingénieur en chef de l’imprimerie n° 24, A.V. Pantchenko, technicien en chef de la 2e imprimerie, M. S. Chilova (Chlenskaïa), membre du bureau du comité du Komsomol, Sergeï Malychev, imprimeur, Guintov et Nefedov, ouvriers... Et bien d'autres encore. Ce sont eux qui, en utilisant leurs dernières forces, ont créé un petit jeu de cartes antifasciste qui était leur contribution à la résistance, à la lutte et à la victoire.
Le jeu est sorti dans un très petit tirage: seulement 700 exemplaires. Ces cartes étaient distribuées par les partisans sur le front de Leningrad: on les laissait aux soldats allemands, dans les tranchées, les casernes et les maisons lors de la retraite. Cette propagande dans les troupes ennemies s'est avérée efficace: le commandement de la Wehrmacht les a immédiatement interdites, mais les soldats allemands y ont joué. En occupant les positions ennemies, les Soviétiques les trouvaient dans des abris, des casernes et des tranchées. Et ceux qui ont survécu n’ont jamais oublié ce jeu de cartes.
Un jeu est arrivé au musée de la Victoire de Krasnogorsk depuis les archives militaires. Un jour, un touriste allemand âgé l'a visité. Autrefois soldat, il avait été capturé par les Soviétiques avant de retourner dans son pays. Il n'a pas pu cacher sa joie lorsqu'il a revu ce jeu de cartes.
À partir de mai 1942, Vassili Andrianovitch Vlassov a travaillé avec des partisans pendant deux ans: dans le groupe d'édition de l’état-major qui a dirigé le mouvement de la résistance dans les régions de Leningrad et de Novgorod. Parmi ses autres œuvres antifascistes on trouve l'une des premières affiches satiriques de la Grande Guerre patriotique, divers journaux, affiches et tracts, une série de dessins et de lithographies sur les vengeurs du peuple et un cycle de croquis de front.
À Saint-Pétersbourg, un jeu de piste thématique à pied a déjà été réalisé à plusieurs reprises. Il est proposé aux participants de faire le même chemin que Vassili Vlassov: pour parcourir les 32 km de l'île Vassilievski jusqu'au quartier de Petrograd, il faut 9 heures. Dans le premier jeu, sur un groupe de 20 personnes en bonne santé, bien nourries et physiquement fortes, seules cinq ont atteint la fin du parcours.
Deuxième jeu. Désarmer sans effort.
«Quand vous avez des cartes gagnantes, vous devez jouer franc jeu.»
Oscar Wilde
Ivan Kharkevitch était un descendant de la célèbre famille noble des Khrapovitski. Après la révolution d'Octobre, son père a changé le nom de famille de son fils pour lui faciliter la vie. Devenu un artiste, Ivan a travaillé dans le magazine pour enfants Tchij, fait du graphisme, illustré les livres de Léonid Panteleïev. Il maîtrisait l'allemand. En mai 1941, avec d'autres journalistes et artistes, il est convoqué dans un camp d'entraînement de l'armée et se voit confier une mission: créer un journal qui, en cas de guerre, serait distribué aux troupes ennemies pour les démoraliser.
Dès le début de la guerre, Kharkevitch est devenu correspondant et artiste sur le front du Nord-Ouest, a créé des tracts, des affiches et divers supports de propagande pour les troupes allemandes.
L'une des commandes qu'il a reçues de l’administration politique générale en 1943 était un jeu de cartes. Sur celles-ci, Kharkevitch a dessiné chaque figure en deux années différentes: en 1941 et en 1943, soit avant et après la bataille de Stalingrad.
En tant que membre du comité de rédaction du journal du front du Nord-Ouest Ami du soldat, publié à l'intention des prisonniers de guerre allemands, Kharkevitch a passé beaucoup de temps avec eux et a étudié les mots, les blagues et l'argot utilisés. Parmi le personnel de la rédaction, il y avait de nombreux transfuges qui maîtrisaient le jargon des tranchées et partageaient volontiers avec lui. Ce dernier a utilisé tout cela lorsqu'il a commencé à travailler sur le jeu de cartes: il a ajouté du texte aux dessins – des légendes et des phrases entières cryptées dans le dos des cartes que comprendrait tout Allemand capturé.
On lui a souvent demandé par la suite: comment était-ce de travailler, en fait, pour l’ennemi? Il a répondu: les prisonniers n'étaient plus des ennemis qu’on devait tuer, ils étaient désormais des personnes à qui il fallait dire dans une langue qu'elles comprenaient, avec des mots familiers, que la victoire était nôtre. Kharkevitch se rendait bien compte que ses cartes ne seraient jamais vues par les élites nazies, mais il n’y comptait pas: il les a créées, dessinées et accompagnées de légendes compréhensibles, espérant que les soldats allemands retrouveraient la raison et se rendraient.
Ainsi, la signature sur l'unique «joker», la seule carte représentant un simple soldat, disait: même si au tout début je suis dans le jeu et invisible, à la fin c'est moi qui décide du sort du jeu, et je peux parier que l'Allemagne sera sauvée par la chute d'Hitler; le moment venu, je deviens la carte principale, car je prends des décisions moi-même. Il est difficile d'imaginer une manière plus élégante et en même temps puissante d'influencer le soldat. Le message est simple: peu importe ce que disent les commandants, sur le terrain, vous n'êtes pas un pion, pas une petite carte faible, vous n'avez pas à obéir aveuglément aux ordres venus d'en haut, vous pouvez vous arrêter, y mettre fin, vous rappeler que vous avez votre propre volonté.
Hitler, Goebbels, Himmler et Göring sont devenus les «rois», les alliés de l'Allemagne nazie (Hongrie, Finlande, Roumanie et Italie), les «dames», les industriels qui ont apporté leur soutien au Troisième Reich, les «as»
Le jeu de cartes de Kharkevich n'a jamais été imprimé: pendant que l'artiste y travaillait, la ligne de front s'est déplacée vers l'Allemagne, et certains faits dans les inscriptions sur ses cartes ont perdu de leur pertinence.
Après la guerre, Kharkevitch a continué à travailler à la fois au journal et dans les maisons d'édition de littérature pour enfants. Son jeu de cartes n'est sorti qu'en 2004 à un tirage limité de 3.000 exemplaires. Ivan Kharkevitch a fait don de ses croquis au musée de la Victoire de Krasnogorsk peu de temps avant sa mort: il est décédé en 2007 à l’âge de 94 ans.
Les deux jeux de cartes, exposés au musée de la Victoire de Krasnogorsk, ont été utilisés dans le film d'Alexeï Denissov Koukryniksy contre Goebbels. Les deux sont de temps à autre publiées en tant que souvenirs.
Troisième jeu. Tarot mortel.
«Le Seigneur ne permet pas de regarder dans ses cartes, mais tout le monde peut voir comment il les mélange.»
Graham Greene
Pour obtenir ce jeu, notre rédaction a dû faire de gros efforts. Il existe de nombreuses images de certaines de ces cartes sur Internet, mais il est presque impossible d'en avoir une idée à partir de cela. Nous avons finalement dû l'acheter dans une boutique en ligne étrangère.
Le premier et le plus important sentiment que ces cartes évoquent chez tout spectateur est le choc. Souvent, dans les discussions sur Internet, vous pouvez trouver des remarques sceptiques disant que ce jeu est un faux.
Mais non, ce n’est pas un faux, ni un canular. C’est un jeu de cartes unique, une sorte de version miniature de l'enfer de Dante, et il est bien réel. Il décrit le tourment, l'humiliation et la mort sans autres interprétations possibles. Il est photographiquement précis, car dessiné d'après nature.
Boris Kobé, artiste et architecte slovène, est né à Ljubljana en 1905. En 1929, il est diplômé de la faculté d'architecture de l'université de Ljubljana. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est prisonnier politique dans le camp de concentration d'Allach, l'un des camps de Dachau près de Munich.
C'est là que les nazis ont construit un système exemplaire de maltraitance physique et psychologique et mené des expériences médicales sur des prisonniers: en 1941-1942, environ 500 expériences y ont été réalisées. Le travail d'esclave des prisonniers de Dachau a été utilisé dans les usines, y compris par IG-Farben qui produisait des gaz asphyxiants.
Et c'est là que Boris Kobé a dessiné le fameux jeu de cartes qui est la preuve de l'enfer sur Terre et un reflet monstrueux de la réalité horrible en miniature. Il a utilisé le tarot comme modèle.
Très probablement, il les a créées après la libération du camp en avril 1945, car la carte XXI représente la libération, le drapeau slovène et une pierre tombale avec une inscription «Allach en feu».
Parmi les personnages se trouvent à la fois des prisonniers impuissants et des kapos despotiques. Le plus frappant dans ces dessins est l'humour cruel et spécifique qui accompagne des scènes tragiques et humiliantes de la vie dans un camp de concentration. Et puis, bien sûr, l'idée de la personne réduite à un chiffre.
Après la guerre, Kobé a arrêté de dessiner pour se concentrer sur l'architecture. Parmi ses projets on trouve la restauration du château de Ljubljana avec Joze Plecnik, célèbre architecte qui avait été son professeur à l'université. Boris Kobé est décédé en 1981.
Son jeu de cartes a été présenté pour la première fois au grand public lors d'une conférence internationale à Stockholm en 2000. L'original se trouve aux archives de la République de Slovénie. Le jeu a été publié sur le site officiel du Center for Holocaust & Genocide Studies de l’université de Minnesota. En termes d'impression produite, ce jeu de cartes ne peut être comparé qu’aux dessins faits par les enfants dans les camps de concentration, reflétant naïvement la réalité infernale qui les entoure.
… Ces cartes ne sont pas pour jouer, peut-être à cause d’une forte résistance intérieure et d'un sentiment de tabou. Mais les regarder, une par une, en vaut la peine. Parce que ces trois jeux de cartes uniques sont le reflet d'un jeu gigantesque entre la mort et la vie, d’un jeu où la vie a finalement balayé la mort.
La rédaction remercie le personnel du Musée de la Victoire de Krasnogorsk pour sa coopération ainsi que pour les matériaux et informations fournis.
Sources:
Site du Société russe de jeu de cartes
Interview d'Alina Zoria, directrice adjointe des activités scientifiques et éducatives du musée Nevskaïa Zastava, dans l'émission de télévision Khorocheïe Outro.
Site du Center for Holocaust & Genocide Studies