Natalia Ossipova, responsable de projet Nuremberg. Le début de la paix, parle du Mur des Lamentations de cristal à Kiev: des allusions, des allitérations et des associations; de ce qu'elles déguisent et de ce qu’elles trahissent.

À Kiev, à Babi Yar, devenu un symbole de l'Holocauste et du génocide –les nazis y ont tué cent mille personnes– l'emblématique artiste conceptuelle Marina Abramovic érige le Mur des Lamentations de cristal.

Quarante mètres de long et trois mètres de haut, faite d'anthracite ukrainien noir et de quartz brésilien transparent, l'installation doit être inaugurée le 6 octobre, à l'occasion du 80e anniversaire de la tragédie. Le Mur fait partie du projet de centre commémoratif de l'Holocauste Babi Yar, dont le conseil de surveillance comprend des politiciens, des personnalités publiques, culturelles et de la finance de premier plan: de l'ancien Président polonais Aleksander Kwasniewski et président du Congrès juif mondial Ronald Lauder à la prix Nobel Svetlana Alexievitch en passant par le financier Mikhaïl Fridman.

Le directeur artistique du mémorial est le réalisateur russe Ilia Khrjanovski, auteur du film épique Dau. Son approche de la commémoration de Babi Yar –par exemple, faire une interface virtuelle dans laquelle chacun peut incarner un bourreau, une victime des nazis ou un de leurs complices– a déjà provoqué un grand scandale en Ukraine: l'historien en chef Karel Berkhoff a quitté le projet, le qualifiant d’«Holocauste-Disneyland».

Réalisateur Ilia Khrjanovski
Réalisateur Ilia Khrjanovski
© Sputnik, Ekaterina Tchesnokova

Cette initiative privée a été critiquée notamment parce que de l'argent d’hommes d'affaires russes y avait été investi. La Russie aurait «annexé Babi Yar» afin de l’utiliser selon ses intérêts dans une guerre hybride. En parallèle, il existe un projet d'État concurrent du musée à la mémoire des victimes de Babi Yar: le musée ukrainien de l'Holocauste et son parc commémoratif. Le Président Zelensky a soutenu les deux.

L'installation de l’artiste conceptuelle ressemble à ceci: du magma noir, dans lequel des cristaux sont incrustés «au niveau de la tête, du cœur et de l'abdomen», qui contiennent, selon Abramovic, l'énergie de la Terre. C'est une artiste, elle le voit ainsi.

Artiste Marina Abramovic.
Artiste Marina Abramovic.
© Sputnik, Ekaterina Tchesnokova

«Ce n'est pas seulement un mur des lamentations sur ce qu’il s'est passé, mais aussi un mur de pardon, car nous devons apprendre à pardonner. Le pardon est une libération du passé et un nouveau regard sur l'avenir», explique Mme Abramovic dans un communiqué de presse publié sur la page Facebook du directeur de l'Holocauste Babi Yar Max Yakover et sur le site du projet, et diffusé dans les médias ukrainiens.

Vos yeux ne vous ont pas joué un tour: il est bien question de pardon. C'est le maître mot de la conception de l'installation à la mémoire des victimes de Babi Yar.

1944. Une fosse à Babi Yar, où les corps de civils abattus (des Juifs pour la plupart) et de prisonniers de guerre ont été enterrés.
1944. Une fosse à Babi Yar, où les corps de civils abattus (des Juifs pour la plupart) et de prisonniers de guerre ont été enterrés.
© AP Photo

«Nous sommes entrés à Kiev avec les premières unités soviétiques. La ville était encore en feu. [...] Nous sommes arrivés à Babi Yar et nous nous sommes figés. D'immenses fosses profondes. [...] Nous avons vu l'incompréhensible: comme un gisement géologique de la mort. Entre les couches de la terre, il y avait un monolithe compressé de restes humains. [...] Je n'ai rien vu de plus terrible pendant toute la guerre. Puis il y a eu Auschwitz, Dachau, Buchenwald. [...] Mais le pire, incompréhensible pour l'esprit, était là, à Babi Yar.» C'est l'un des premiers témoignages, celui de Boris Polevoï, correspondant de la Pravda et participant aux procès de Nuremberg, où le chiffre a été entendu pour la première fois: cent mille victimes à Babi Yar. Il a été cité par l'assistant du procureur en chef soviétique Lev Smirnov, qui s'appuyait sur les procès-verbaux de la Commission d'État extraordinaire, qui avait enquêté sur les crimes des nazis dans tous les territoires libérés.

Mais pardonner quoi? À Babi Yar, les malades mentaux, les communistes, les marins, les ouvriers des usines de Kiev, les joueurs du club de football Dynamo Kiev ont été fusillés. Cinq campements de Tziganes ont été abattus. Mais l’objectif principal était l'extermination de tous les Juifs accusés d'avoir incendié et fait sauter la ville. Ils ont reçu l'ordre de se rassembler le 29 septembre à 8h du matin au coin des rues Melnikovaïa et Dokterivskaïa, avec leurs papiers, leurs objets de valeur et des vêtements chauds. Une rumeur a été lancée selon laquelle les Juifs seraient réinstallés ailleurs. On fusillait ceux qui refusaient de se présenter. Ceux qui s'étaient rassemblés ont été conduits au ravin.

1941. Des détenus sous surveillance des SS creusent une fosse sur le territoire de Babi Yar  // Johannes Hähle
1941. Des détenus sous surveillance des SS creusent une fosse sur le territoire de Babi Yar // Johannes Hähle
© Domaine public

Témoignage de l'Obersturmbannführer August Häfner, qui a dirigé les activités des pelotons d'exécution SS les deux premiers jours: «Les Juifs s’approchaient de la fosse en file indienne. [...] Le tireur se tenait derrière eux et tirait à bout portant un coup de mitraillette soit à l'arrière de la tête ou dans le cervelet. Après que les premiers Juifs aient été abattus, d'autres Juifs venaient en file indienne vers la fosse. Ils devaient se mettre à genoux dans les espaces vides laissés par ceux qui avaient déjà été fusillés, et étaient abattus de la même manière. C’est ainsi que s’est rempli le fond du ravin. Après que le fond du ravin a été rempli, la fusillade s'est poursuivie de telle manière que dans cette fosse on abattait couche par couche.»

Une reproduction d'une photographie du ravin de Babi Yar, où 100.000 citoyens soviétiques ont été exécutés.
Une reproduction d'une photographie du ravin de Babi Yar, où 100.000 citoyens soviétiques ont été exécutés.
© Sputnik

Le premier jour du massacre, le 29 septembre, 22.000 personnes ont été tuées à Babi Yar, le deuxième, environ 12.000. Au total, 75.000 Juifs ont été tués. Toute la communauté juive de la ville de Kiev a été détruite. En battant en retraite, les nazis ont outragé les morts, brûlant les corps et en broyant les os pour cacher les traces de leurs crimes. Dans toute l'Europe, des Juifs ont été tués dans les chambres à gaz des camps de concentration, en cachette. En URSS, on tuait ouvertement, en fusillant. Cette pratique de destruction massive sur le sol soviétique a été appelée «la Shoah par balle».

Les tueries de masse sont impossibles sans un grand nombre d'auteurs. Des mains étaient nécessaires, beaucoup de mains. Et ici, nous nous rapprochons de la compréhension du message principal de l'installation: qui devrait être pardonné pour Babi Yar. Le Sonderkommando 4a et l'Einsatzkommando 5 (faisant partie de l'Einsatzgruppe C), des bataillons du régiment de police Süd et de celle qui était appelée police auxiliaire ukrainienne, composée d’habitants locaux, ont participé à l'extermination des Juifs de Kiev. Le sale boulot –conduire jusqu'au lieu de l'exécution, abattre, déshabiller, voler, trier les vêtements et objets de valeur des personnes tuées– a été mené avec enthousiasme par des nationalistes ukrainiens, dont des représentants de l'Organisation militaire ukrainienne (organisation interdite en Russie). Les historiens débattent quant au nombre et aux noms des unités: ils les appellent «Bukovinski kouren» ou «Kievski kouren», parlent d'un grand nombre de volontaires venus de partout à Kiev.

Cette «campagne» a été soutenue par le journal nationaliste Oukraïnske slovo, appelant à dénoncer les «Juifs qui se cachent sous différentes nationalités». Après plusieurs jours de cette attaque médiatique, les nazis ont rapporté à Berlin qu'il y avait tellement de dénonciations de la part des habitants de Kiev qu'ils n'avaient pas le temps de les traiter toutes. Certains habitants de Kiev ont aidé l'ennemi non seulement verbalement, mais aussi factuellement. «E. Oustinov a témoigné lors de l'interrogatoire du 21 décembre 1943: «Le soir, je portais un seau de vin à mon appartement. [...] En chemin, j'ai entendu un bruit dans le jardin et je me suis tourné pour voir. En m'approchant, j'ai vu que des gens enterraient les Juifs capturés. [...] Voyant cela, j'ai laissé le seau de vin à mon fils Nikolaï, et moi, j'ai couru chercher une pelle et j'ai commencé à aider à les enterrer. Au total, nous avons enterré six ou sept personnes, certaines d'entre elles étaient encore en vie, elles ont crié et nous ont demandé de ne pas les enterrer, mais nous les avons frappées à la tête avec des pelles et les avons enterrées.»

«Pourquoi devrions-nous, êtres humains, être des sauvages? Pourquoi devrions-nous tuer, torturer? Pourquoi divisons-nous les gens en “nous” et “eux”? Qui sont “eux” et qui sommes “nous”? Nous sommes tous des humains», argumente Marina Abramovic.

Non, nous ne sommes pas tous des humains: les collaborateurs et les nazis ne le sont pas. C'est normal de faire la division entre nous et eux. Les justes qui sauvaient les Juifs, on pouvait les rencontrer même dans Kiev occupée, en proie à la folie antisémite.
La Nuit de cristal, ou Kristallnacht, du 9 au 10 novembre 1938: un pogrom juif en Allemagne qui est devenu le prologue de l"Holocauste. Bundesarchiv, Bild 146-1970-083-42 / CC-BY-SA 3.0.

Le Mur des Lamentations en cristal. L'artiste voit-elle des associations évidentes? Celles que voient tous ceux qui ont lu un manuel d'histoire. La Nuit de cristal, ou Kristallnacht, du 9 au 10 novembre 1938, fut un pogrom juif effectué partout en Allemagne et qui est devenu le prologue de l'Holocauste. Rassemblant sémantiquement deux cristaux, c’est la magie qui opère mais c’est de la magie noire. Les victimes et les bourreaux se mélangent; les frontières entre le bien et le mal, entre les criminels condamnés aux procès de Nuremberg et les martyrs, s’effacent. Il est absolument impossible d'imaginer qu'une artiste de cette envergure ne puisse pas lire la plus simple association et allitération. Un maître avec une ceinture noire comme celle d'Abramovic devrait parfaitement comprendre ce qu'elle mélange dans son chaudron.

«Nous avons besoin de nouveaux rituels donc c'est comme un nouvel espace sacré pour eux», écrivent les auteurs de la conception. J’ai pris la peine de la lire en entier, en ukrainien. Vous serez surpris mais le document ne mentionne jamais les punisseurs ukrainiens. Seule la partie consacrée au musée, qui décrit les principes d'approche à la création du mémorial, les mentionne. Mais même là, les auteurs sont extrêmement prudents quand il s’agit du nationalisme ukrainien pendant la période d'occupation. «Et aussi douloureux que cela puisse être, nous devons parler de la participation à l'Holocauste de la population locale non allemande parfois très active dans les pays occupés.» Le mot «collaborateur» a été jugé trop tendancieux.

Le problème de la mémorialisation du lieu à l'époque soviétique est décrit comme suit: «En URSS, la mémoire de Babi Yar n'a pas été la bienvenue et a été délibérément déformée.» S’il est vrai que la tragédie de l'Holocauste était taboue en URSS, ce qui a été dit est une demi-vérité.

Babi Yar, lieu de l’élimination massive par les occupants allemands de civils (principalement Juifs) et de prisonniers de guerre en 1941-1943.
Babi Yar, lieu de l’élimination massive par les occupants allemands de civils (principalement Juifs) et de prisonniers de guerre en 1941-1943.
© Sputnik, Chouroubor

«Il n'y a pas de monument au-dessus de Babi Yar», a écrit Evgueni Evtouchenko dans son célèbre poème en 1961, il y a exactement 60 ans, frappé par la tragédie des Juifs qui était étouffée. Malgré les procès de Nuremberg, grands et petits, au cours desquels les responsables des exécutions de Babi Yar ont également été condamnés, le sujet de l'Holocauste n'existait dans le discours public pendant longtemps. Ni en Russie, ni en Europe, ni aux États-Unis. Il a commencé à surgir à partir de la fin des années 60 et a gagné en puissance dans les années 80. Evtouchenko a été l'un des premiers à faire exploser ce silence. En effet, en URSS, il y a eu des tentatives d'inonder Babi Yar de déchets de production de briques (il s’agit de la tragédie de Kourenivka, lorsqu’une coulée de boue a emporté des immeubles d'habitation, faisant de nouvelles victimes et provoquant de nouveaux silences), de combler le ravin, d’y construire de nouveaux bâtiments, de détruire le relief. Le sujet était tabou non seulement pour des raisons antisémites et de protection, mais aussi en grande partie parce que la question des bourreaux ukrainiens se serait inévitablement posée. Depuis la fin des années 1950, on a essayé de reléguer le sujet aux oubliettes: au nom de l'amitié entre les peuples et de l'internationalisme. En conséquence, le monstre du nazisme ukrainien n'a pas été extirpé et est devenu le Maïdan avec son slogan «Moscovites au poteau» et ses processions aux flambeaux à Kiev.

Babi Yar, lieu d'exécutions massives de civils et de prisonniers de guerre soviétiques pendant l'occupation nazie.
Babi Yar, lieu d'exécutions massives de civils et de prisonniers de guerre soviétiques pendant l'occupation nazie.
© Sputnik

Le pouvoir soviétique, aussi discutable qu’il soit quand il s’agit de la commémoration de la tragédie, a érigé des monuments à Babi Yar. Ils ne sont pas très réussis, mais ils sont là.

Monument aux enfants exécutés, Babi Yar.
Monument aux enfants exécutés, Babi Yar.
© Sputnik, Grigori Vassilenko

En 2017, le nouveau pouvoir ukrainien a érigé au même endroit un monument aux membres de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (organisation interdite en Russie), à ces mêmes nationalistes du journal Oukraïnske slovo, qui ont loué Hitler en libérateur et appelé à dénoncer des Juifs. Ironie du sort, eux aussi sont enterrés là-bas. Une croix-monument aux bourreaux nationalistes a été érigée près de la menorah juive en mémoire de leurs victimes.

Monument Menorah à la mémoire des victimes des exécutions de masse à Babi Yar en 1941.
Monument Menorah à la mémoire des victimes des exécutions de masse à Babi Yar en 1941.
© Sputnik

Pardonner aux nazis ukrainiens est nécessaire au régime de Kiev qui, depuis sept ans, se purifie des accusations de nazisme et de crimes contre l'humanité. Et il le fait sous les portraits de Bandera et de Choukhevytch. Cela a demandé de toute évidence une solide indulgence, écrite via l'art contemporain. Le message politique de cette installation se lit comme suit: si les Juifs de Babi Yar sont prêts à parler de pardon, de quelle punition pour les actes de génocide d’aujourd’hui –incendie à la Maison des syndicats d'Odessa dans lequel ont brûlé des opposants politiques du Maïdan, suppression des civils au Donetsk et à Lougansk, violations du droit de recevoir une éducation en langue russe, pressions sur les médias russophones– les Russes peuvent-ils parler?

Au complexe mémorial Babi Yar, les auteurs promettent de créer une bibliothèque, des archives, un espace de prière, des musées et même un centre de réhabilitation pour les victimes des traumatismes psychologiques. On pourrait penser que ce dernier est un hommage à la mémoire de 752 patients de l'hôpital psychiatrique Ivan Pavlov, qui se trouvait à proximité: ils ont été fusillés à Babi Yar. Mais non. «Et c’est, tout d'abord, de travailler avec des participants d'opération antiterroriste [guerre du Donbass, ndrl], des victimes de violences conjugales, avec d'autres personnes, mais avec des douleurs psychologiques dues au stress.»

Je traduis: dans le complexe commémoratif Babi Yar, les participants à l'opération antiterroriste seront traités contre les conséquences d'un traumatisme! On en croit à peine ses yeux, mais la boucle est bouclée. La nazification de l'Ukraine passe même par le scénario d'un mémorial aux victimes de la Shoah.