L'amiral Erich Raeder a dirigé les forces navales allemandes avant même l'arrivée au pouvoir de Hitler. Il n’adhérait pas fondamentalement à l’idéologie nazie mais espérait que les nazis seraient en mesure de rétablir la flotte militaire que le pays avait perdue à la suite de la Première Guerre mondiale. Toutefois, avant le début de la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne n'avait pas réussi à rattraper la Grande-Bretagne en termes de nombre de navires. L'amiral n'avait plus qu'une voie: une démission honorable, et après la défaite de l’Allemagne, le banc des accusés pour crimes de guerre.

Fils d'un instituteur et serviteur de l'empereur

Erich Johann Albert Raeder est né le 24 avril 1876 à Wandsbek près de Hambourg. Son père était instituteur. À l'âge de 19 ans, Erich a rejoint la marine impériale (Kaiserlich Marine). Au début, ses supérieurs ne prêtaient pas attention à ce jeune homme pas très grand, non sportif et un peu réservé, mais ses bons résultats scolaires les ont obligés à changer d'attitude à son égard. Deux ans plus tard, il fut promu au grade de sous-lieutenant et affecté au cuirassé Sachsen. Il n'y a pas servi longtemps et s’est retrouvé bientôt sur le cuirassé Germania (navire du prince Henri, frère de l'empereur Guillaume II, qui a sympathisé avec le jeune officier).

En 1905, Raeder est diplômé de l'académie navale avec le grade de lieutenant de vaisseau. Il a passé trois mois dans l'Empire russe où il a appris le russe, et avant cela, il avait appris l'anglais et le français. Puis il a servi sur un cuirassé de défense côtière. En 1906, il est passé au département de l'information de la Marine, où il a été responsable de la presse étrangère, a édité la revue Marine-Rundschau et l'annuaire Nautilus. Son collègue à la retraite a écrit plus tard à son sujet: «Ayant un esprit lucide, il écoutait toujours les points de vue des autres. Raeder était plus que quiconque apte à travailler avec la presse étrangère et donnait des réponses tout à fait acceptables à de nombreuses demandes venant d'autres pays.»

Croiseur lourd Deutschland. // Bundesarchiv, DVM 10 Bild-23-63-51 / CC-BY-SA 3.0

En 1910, le monarchiste Raeder a été nommé au poste de navigateur sur le yacht personnel du Kaiser Wilhelm II, le Hohenzollern, ce dont il s’est toujours montré très fier. L'année suivante, en 1911, il a reçu le grade de Korvettenkapitän (capitaine de corvette).

Pendant la Première Guerre mondiale, Raeder a planifié plusieurs opérations de pose de mines et de bombardements des côtes de la Grande-Bretagne. Il a également participé à plusieurs batailles navales: celle du Dogger Bank le 24 janvier 1915 et celle du Jutland du 31 mai au 1er juin 1916. Pour ses mérites militaires, il a été décoré en novembre 1914 par la Croix de fer du 2e degré et, en février 1915, par la Croix de fer du 1er degré.

Raeder a fait rapidement carrière. En 1917, il est devenu chef d'état-major de l'amiral von Hipper. En janvier 1918, il est promu commandant du croiseur Cöln. En octobre 1918, il a pris la tête du bureau central du commandement de la Marine.

De la disgrâce au sommet

Ayant perdu la guerre, l'Allemagne, selon les termes du traité de Versailles, a perdu le droit à une flotte de sous-marins et a été grandement limitée dans le nombre de navires de surface. Sans surprise, au printemps 1920, Raeder a soutenu le putsch de Kapp, révolte de l'armée conservatrice contre la République de Weimar. Après l'échec de ce coup d'État, le chef récalcitrant du bureau central du commandement des forces navales (appelées désormais Reichsmarine) a été démis de ses fonctions et envoyé aux archives de la Marine.

Raeder n'a pas cependant perdu son temps à ce poste bureaucratique. Il a publié plusieurs ouvrages scientifiques. Durant son temps libre, il était auditeur de la faculté de philosophie de l'université de Berlin et a traduit vers l’allemand des ouvrages sur les sujets navals, notamment La tragédie de Tsushima, trilogie  de l'officier de la Marine impériale russe Vladimir Semenov. Dans ses recherches scientifiques, Raeder est arrivé à la conclusion que l'une des raisons de la défaite de la flotte allemande dans la Première Guerre mondiale était sa passivité en mer du Nord. L'université de Kiel a même décerné à Raeder un doctorat honorifique.

Erich Raeder (deuxième à gauche) et le vice-amiral Franz von Hipper (au centre), 1916.
© Bundesarchiv, Bild 146-1980-128-63 / CC-BY-SA 3.0

Toujours en 1922, Raeder, qui a commencé à exprimer des idées libérales, a reçu le grade de contre-amiral et est rapidement devenu inspecteur des établissements d'enseignement naval. En octobre 1924, il a été nommé commandant des forces de croisière de la mer du Nord. En 1925, il a été promu vice-amiral. Depuis janvier de la même année, Raeder a été commandant de la région navale de la Baltique.

En août 1927, le scandale de Lohmann a éclaté en Allemagne: il a été révélé que, contrairement au traité de Versailles, le pays construisait secrètement des navires de guerre. Le commandement de la flotte a dû être limogé en urgence. C’est ainsi que Raeder est arrivé au sommet de sa carrière: le 1er janvier 1928, il est devenu commandant en chef de la Marine de guerre allemande. Le 1er octobre de la même année, avec l'accord du Reichstag, il a été promu amiral. Comme l'a écrit l'historien militaire Charles Thomas,

«Raeder n'a cessé de veiller à ce qu'aucun de ses subordonnés les plus doués ne puisse empiéter sur son autorité, et pendant tout le temps qu'il était à la tête de la flotte, critiquer le commandant équivalait à signer son arrêt de mort.»

Führer des mers

En 1933, l'amiral Raeder a soutenu la montée au pouvoir des nazis en espérant qu'ils pourraient redresser la marine allemande et procéder à un réarmement à grande échelle des navires (de telles démarches avaient déjà été entreprises plus tôt en violation du traité de Versailles). «La prise du pouvoir par les nazis en 1933 a été le signal, pour Raeder, de lancer le réarmement à une vitesse maximale», a souligné le procureur britannique Frederick Elwyn Jones lors du procès de Nuremberg. L'amiral était un partisan de la conception d'une «flotte équilibrée», qui comprenait tous types de navires. Il a pu convaincre Adolf Hitler de l’appliquer.

Cependant, au début, il se méfiait de l'idéologie du nouveau gouvernement et s’opposait à la propagande nazie dans la Marine, essayait de préserver l’esprit de caste du corps des officiers et insistait sur le fait qu'il n'y avait pas d'agents de la Gestapo parmi ses subordonnés. Grâce à sa persévérance, la Marine allemande, contrairement à l'armée, a échappé aux grandes «purges» et a conservé l’essentiel de ses cadres.

Erich Raeder observe la garde d"honneur de la Marine à la base navale de Cuxhaven près de Hambourg, le 21 août 1935.
© AP Photo

Sur des questions de principe, Raeder pouvait rentrer en conflit risqué même avec Hitler. C'était là la différence entre l'amiral et le chef d'état-major du haut commandement de la Wehrmacht Wilhelm Keitel, surnommé «Nichgeselle» (en référence à un jouet représentant un âne acquiesçant de la tête). D'un autre côté, Hitler considérait Raeder comme un officier influent. Le 30 janvier 1937, à l'occasion de l'anniversaire de l'arrivée ceux personnes qui n'étaient pas membres du parti, mais qui avaient des mérites. L'amiral a affirmé plus tard avoir détruit cet insigne.

Raeder a tout fait pour convaincre Hitler de la nécessité d'avoir une flotte militaire puissante. Le 16 mars 1935, le Führer a annoncé que l'Allemagne dénoncerait les dispositions du traité de Versailles qui la limitaient dans ses armements. Dès le 21 mai, la Reichsmarine a été rebaptisée Kriegsmarine (Marine de guerre), et Raeder en est devenu le commandant en chef. Le 18 juin, le Troisième Reich et la Grande-Bretagne (la France a été écartée de ces négociations) se sont mis d’accord pour rétablir une marine de guerre allemande à part entière. Certes, il y avait des restrictions concernant le tirant d’eau: pour les navires de surface jusqu'à 35% de la flotte britannique (à l'égal de la flotte française italienne), pour les sous-marins, jusqu’à 45%. Le tonnage des sous-marins pouvait être augmenté jusqu'à 100% à condition que cela soit notifié aux Britanniques.

Cela signifiait que le Troisième Reich pouvait déployer un programme de construction navale à grande échelle. Le 9 juillet 1935, ce programme a été officiellement annoncé. En 1938, l'Allemagne a annoncé à la Grande-Bretagne son intention d’avoir une flotte de sous-marins égale à la britannique. Le 28 avril 1939, elle a dénoncé l'accord. Cependant, le rythme de construction des navires ne correspondait pas tout à fait aux plans du Führer.

En 1938, Raeder a déclaré à Hitler que «si la guerre commence dans deux ans, la flotte n’y sera pas prête».

 

Le général de la Luftwaffe Milch, le général d’artillerie Wilhelm Keitel, le colonel général Walther von Brauchitsch, l'amiral Erich Raeder et général de cavalerie, commandant du 13e corps d'armée (Nuremberg) Freiherr Maximilian von Weichs lors d'un rassemblement, le 12 septembre 1938.
Le général de la Luftwaffe Milch, le général d’artillerie Wilhelm Keitel, le colonel général Walther von Brauchitsch, l'amiral Erich Raeder et général de cavalerie, commandant du 13e corps d'armée (Nuremberg) Freiherr Maximilian von Weichs lors d'un rassemblement, le 12 septembre 1938.
© Domaine public

«La responsabilité de Raeder dans les décisions politiques de l'État nazi a continué de croître de manière inexorable de 1933 à 1938, et au fil du temps, il est devenu membre de tous les principaux organes consultatifs politiques, a souligné Frederick Elwyn Jones. Il faisait en effet partie d'un cercle restreint de conspirateurs et devait partager avec les autres la responsabilité des actions qui ont conduit à l'invasion allemande de la Pologne en 1939 et au déclenchement de la guerre.»

Antisémite ou défenseur des juifs?

Le 17 janvier 1939, Raeder a présenté le plan Z (de l'allemand Ziel, cible) au Führer. Le document, qui contenait les arguments pour renforcer la flotte, se déployait jusqu'en 1947 et donnait à la Kriegsmarine des préférences absolues par rapport à la Wehrmacht et à la Luftwaffe. Le 27 janvier, Hitler a approuvé le plan et le 1er avril, Raeder a été promu Großadmiral.

Le 12 mars, le Großadmiral, en présence d'Hitler, a prononcé un discours dans lequel il a fait l'éloge du Führer et du parti: «Le national-socialisme, qui prend sa source dans l'esprit du soldat allemand qui combat, a été choisi par le peuple allemand comme son idéologie. Le peuple allemand suit les symboles de sa renaissance avec le plus grand amour et une passion fanatique.»

«Ce discours de Raeder est la preuve ultime de son implication profonde et personnelle dans le complot nazi», a affirmé Frederick Elwyn Jones.

Il y avait aussi un passage antisémite dans ce discours: «C'est un fondement de la détermination nette et impitoyable à lutter contre le bolchevisme et la communauté juive internationale, dont les activités visant à détruire la nation ont été appliquées à notre peuple.» Cependant, en ce qui concerne les officiers juifs, Raeder est intervenu pour les protéger et a tout fait pour sauver ses subordonnés de la persécution raciale.

Erich Raeder, commandant en chef de la Marine allemande de 1935 à 1943.
© Bundesarchiv, Bild 146-1980-128-63 / CC-BY-SA 3.0

Toujours au printemps 1939, Raeder a eu un conflit avec Hitler qui a fortement détérioré leurs relations. Le commandant en chef de la Marine, qui était un père de famille exemplaire et un partisan de la morale stricte, a appris que l’officier de Marine Alwin-Broder Albrecht, adjudant personnel d'Hitler, avait épousé une femme à la réputation très douteuse. En arrivant à la résidence du Führer, le Großadmiral a exigé de congédier Albrecht, menaçant de démissionner. Hitler a refusé mais Raeder a renvoyé l'officier en disgrâce. Le Führer a alors nommé Albrecht son adjudant personnel en tant que membre du Corps de transport national-socialiste (Nationalsozialistische Kraftfahrkorps). Cerise sur le gâteau: Greta Albrecht a quitté son mari pour son amant.

«Il a contribué à la préparation de la guerre indiquée au premier paragraphe de l'acte d'accusation. Il a participé à la planification politique et à la préparation par les conspirateurs nazis de guerres d'agression et de conflits qui violent les traités, accords et assurances internationaux spécifiés aux paragraphes un et deux de l'acte d'accusation, a noté le procureur américain Sidney Alderman, en lisant l'acte d'accusation. Il a réalisé et assumé la responsabilité de la mise en œuvre des plans des conspirateurs nazis pour mener des guerres d'agression et des guerres qui violent les traités, accords et assurances internationaux spécifiés dans paragraphes un et deux de l'acte d'accusation. Il a autorisé, dirigé et participé aux crimes de guerre visés au paragraphe trois de l'acte d'accusation, y compris notamment les crimes de guerre liés à la guerre navale.»

«Il reste à mourir vaillamment»

En août 1939, l'Allemagne est entrée en guerre. La mise en œuvre du plan Z venait juste de commencer et le Großadmiral a écrit dans son journal intime: «Notre flotte de surface n'a d'autre choix que de démontrer qu'elle peut mourir vaillamment.»

L"accusé Joachim von Ribbentrop au procès de Nuremberg. Au deuxième rang, les accusés Erich Raeder et Baldur von Schirach [1945-1946] // Archives d’État de documents cinématographiques et photographiques de Russie Arch. № A-9239.
© Portail «Crimes des nazis en URSS»

Du reste, il a donné les ordres qui lui étaient demandés: il a ordonné de miner les eaux territoriales britanniques et de lancer des opérations dans l'Atlantique, a initié le plan d'occupation de la Norvège (Weserübung-Nord) et a supervisé sa mise en œuvre. Avec le chef du département de politique étrangère du NSDAP, Alfred Rosenberg, Frederick Elwyn Jones a qualifié Raeder de «participant le plus actif au complot» visant à envahir la Norvège car Raeder le considérait «important d'un point de vue stratégique». Le Großadmiral a également contacté le politicien norvégien Vidkun Quisling et a proposé à Hitler la candidature de ce dernier. Par la suite, Quisling a dirigé le gouvernement collaborationniste pro-hitlérien.

«La responsabilité individuelle de [Raeder] est particulièrement indéniable en ce qui concerne l'attaque agressive et impitoyable contre la Norvège et le Danemark», a déclaré le procureur américain Telford Taylor. «L'accusation soutient que tout au long de sa carrière, Raeder a complètement ignoré les règles ou coutumes de guerre internationales qui ont de quelque manière que се soit interféré avec ses intentions de mettre en œuvre le programme de conquêtes nazis», a fait écho Alvin Jones. Ce dernier a également qualifié Raeder d'«homme dénué de tout principe», se référant à la directive de détruire sans préavis les navires grecs alors que la Grèce était un pays neutre à l’époque.

Cependant, la supériorité numérique de la flotte de surface britannique sur l’allemande, pas si visible en temps de paix, s’est révélée être un avantage de taille pendant les hostilités. En juin 1940, il ne restait dans la flotte allemande qu'un seul croiseur avec des canons de 8 pouces, deux croiseurs légers et quatre destroyers. À cause des pertes subies, le plan Z a dû être abandonné en octobre 1939. Le 10 octobre, Raeder a demandé d'augmenter la production de sous-marins de 2 à 29 par mois, mais Hermann Göring, chargé de la production des armements, a refusé.

En mai 1941, le cuirassé Bismarck a été coulé lors de sa première campagne militaire. Le 31 décembre 1942, la flotte allemande, essayant d'attaquer un autre convoi arctique, a essuyé un échec: face aux forces britanniques, les Allemands ont dû battre en retraite et ont failli perdre le croiseur lourd Admiral Hipper. Le 6 janvier 1943, Hitler, furieux, a ordonné à Raeder de dissoudre la flotte de surface. En réponse, le Großadmiral a demandé sa démission et cette fois, sa demande a été satisfaite.

Le 30 janvier 1943, Hitler a nommé le Großadmiral Karl Dönitz commandant de la flotte de sous-marins, qui avait plus de succès dans la guerre que la flotte de surface, au poste de commandant en chef de la Kriegsmarine. Raeder a reçu le poste honorifique d'amiral-inspecteur, mais il n'avait pas de droits et de responsabilités réels.

En mai 1945, Raeder est capturé par les troupes soviétiques et envoyé en prison à Lichtenberg, puis, avec sa femme, à Moscou. Là-bas, il a été installé dans une maison de campagne et traité plutôt comme un invité, de sorte que le Großadmiral  a été très surpris se retrouvant à Nuremberg. Mais il était impossible de ne pas juger le commandant en chef de la Marine du Troisième Reich.

La rédaction du projet Nuremberg. Le Début de la paix remercie l’observateur militaire Ilia Kramnik pour son aide dans la préparation de cet article.


Sources:
Oleg Vichlev, Raeder, Erich dans Grande Encyclopédie Russe.
Konstantin Zalesski, Dirigeants et généraux du Troisième Reich, Éd. Vetché, 2000.
Konstantin Zalesski, NSDAP. Le pouvoir dans le Troisième Reich, Éd. Eksmo, 2005.
Andreï Gordienko, Commandants de la Seconde Guerre mondiale, Éd. Littératoura, 1997.
Samuel W. Mitcham Jr., Gene Mueller, Hitler's Commanders, Rowman & Littlefield Publishers, 2012.