Albert Speer, par la volonté du destin et de Hitler, n'a pas seulement fait une carrière vertigineuse dans le Troisième Reich. Il était probablement la seule personne pour qui Hitler avait des sentiments chaleureux. Intellectuel, doué et lucide, Speer a créé le style impérial du Troisième Reich. Il a également concentré entre ses mains toute l'industrie de guerre de l'Allemagne. L'histoire de Speer est un cas classique du problème du génie et de la méchanceté. Il est peu probable que Speer soit un génie, mais il avait beaucoup de talents. Il a construit avec talent, dirigé avec talent et échappé avec talent à la peine de mort au procès de Nuremberg.
De la valeur des ruines
Plus tard dans ses mémoires Au cœur du Troisième Reich, Speer écrit non sans ironie: «On ne peut qu’être étonné par l'imprudence et l’insouciance avec lesquelles Hitler m'a nommé à un poste d'État si important. J'étais complètement étranger à l'armée, au parti et à l'industrie. Jamais de toute ma vie je n'ai eu affaire à une arme, puisque je n'ai jamais servi dans l'armée et n'ai même jamais chassé avec une arme à feu. Bien que cette démarche soit tout à fait conforme à la coutume d'Hitler de choisir des non-professionnels comme collaborateurs. Après tout, il a nommé le négociant en vins [Joachim von Ribbentrop, ndlr] au poste de ministre des Affaires étrangères, l'idéologue du parti [Alfred Rosenberg, ndlr] au poste de ministre des Territoires de l'Est occupés, et l'ancien pilote de chasse [Hermann Goering, ndlr] au poste de ministre de l'Économie. Puis voilà qu’il choisit un architecte pour le poste de ministre de l'Armement».
Cependant, Speer n'était pas du tout «complètement étranger au parti»: il est devenu membre du NSDAP en 1931, impressionné par un discours d'Hitler. De plus, il a beaucoup fait pour la construction du nazisme, au sens propre comme au figuré. En mars 1933, il a reconstruit le siège du ministère de la Propagande. Il a participé à la conception de manifestations et de congrès du NSDAP, où il a utilisé pour la première fois d'immenses panneaux rouges aussi hauts qu'un immeuble de dix étages et une image d'un aigle dont l’envergure atteignait 30 mètres. Leni Riefenstahl a filmé la grandiose procession à l'ouverture du 5e congrès dit «de la Victoire», en l’honneur de l'accession au pouvoir des nazis, dans son film Le Triomphe de la volonté. L’aigle géant et les gigantesques bannières ont joué un rôle important dans la philosophie du film. Toujours en 1933, Speer s’est vu confier la reconstruction du siège du NSDAP à Munich. Et en 1935, il a élaboré des projets de la Neue Reichskanzlei (nouvelle chancellerie du Reich) et du Reichsparteitagsgelände (terrain du congrès du parti du Reich) à Nuremberg, un gigantesque complexe où des milliers de membres du parti se sont réunis chaque année au cours des cinq années suivantes.
C'est alors que Speer a charmé Hitler avec sa théorie sur la valeur des ruines: les ruines des monuments du passé devraient inspirer de nouveaux héros, et tout ce qui se construit dans le Grand Reich devrait, même délabré dans le futur, émerveiller les descendants. Speer a ambitieusement comparé ses chefs-d'œuvre à ceux de l'Antiquité, et lui-même aux grands architectes de la Rome antique. Le Führer a failli verser une larme sur plusieurs esquisses romantiques, où des bâtiments pompeux pas encore construits étaient montrés comme déjà abandonnés des siècles plus tard: enlacés de lierre, mais conservant toujours l'esprit de leur ancienne puissance.
Les tentatives des envieux de déclarer blasphématoire l'idée du déclin futur du Reich millénaire, qui venait d’être créé, n'ont pas marché. Hitler, l’a trouvant logique et riche d'enseignements, a ordonné d'aborder désormais toute construction en tenant compte de la «la valeur des ruines». Speer a testé la nouvelle approche, construisant la Zeppelinhaupttribüne (tribune principale du Troisième Reich), gigantesque structure à l'image du célèbre grand autel de Pergame.
La Zeppelinhaupttribüne frappait l’imagination: de la salle dorée dissimulée à l’intérieur de la tribune, le Führer montait sur le podium accompagné d’une musique et de roulements de tambours, dans un jeu de lumière fantasque, comme un grand prêtre d'un culte antique. Hitler, émerveillé, l’a appelée la cathédrale de lumière: un rideau lumineux, créé par de puissants projecteurs, imitait un mur imprenable.
L’aigle contre l'Ouvrier et la Kolkhozienne
C’est ainsi que Speer est devenu l'architecte préféré du Führer. Celui-ci s'intéressait à l'architecture et rêvait autrefois de s’y consacrer. Désormais, il confiait à Speer les tâches les plus importantes. Voici l'un des épisodes associés à la célèbre sculpture L'Ouvrier et la Kolkhozienne de Véra Moukhina à l'Exposition universelle de 1937 à Paris. Accablé par la force de ce groupe sculpté, Hitler était prêt à ne pas participer à l'exposition, mais son orgueil a pris le dessus. Exigeant que quelque chose d'aussi puissant soit opposé à la sculpture soviétique, il a rejeté de nombreux projets pour confier finalement cette mission à Speer.
«Lors de l'exposition, les pavillons de la Russie soviétique et de l'Allemagne étaient censés se trouver exactement l’un en face de l’autre, écrit Speer. Les organisateurs français de l'exposition ont délibérément créé cette confrontation. En me promenant sur le site à Paris, je suis entré par hasard dans une pièce où se trouvait un dessin secret du pavillon soviétique. Deux figures de dix mètres sur un haut piédestal menaçaient le pavillon allemand en faisant de grands pas victorieux. J'ai alors dessiné un cube massif, élevé sur de fortes colonnes, qui semblait arrêter cette offensive. Depuis la corniche de ma tour, un aigle avec une croix gammée dans ses griffes regardait les sculptures russes. Pour mon projet j'ai reçu une médaille d'or, d’ailleurs comme mes collègues soviétiques.»
Hitler était satisfait, bien qu'au point de vue artistique, l’aigle fasciste sur un cube ait souffert très défavorablement la comparaison avec l'œuvre de Véra Moukhina.
Berlin à démolir
Durant la même année 1937, Albert Speer a été nommé inspecteur général de la construction chargé de la transformation de la capitale du Reich. Entre 1938 et 1939, il a élaboré un plan général de reconstruction de Berlin. Selon le plan d'Hitler, un Berlin entièrement reconstruit devait devenir la capitale du Nouveau Monde ayant un style architectural monumental. Cette gigantesque métropole, centre du Reich mondial, comparable seulement à la Rome antique et à Babylone, devait s'appeler la Welthauptstadt Germania (Capitale mondiale Germanie). Après la démolition des bâtiments historiques et des quartiers résidentiels, la ville serait traversée par deux axes (nord-sud et est-ouest) et accueillerait de nouveaux bâtiments d'importance idéologique comme un musée des sciences raciales ou un musée de la guerre mondiale, des ministères, d’immenses gares, des théâtres, des stades, des places, des arcs de triomphe, des colonnes, des étangs, des tunnels, des cités universitaires et médicales, des zones de repos... Le style dictait les noms: Hall du Peuple (le plus grand bâtiment du monde avec un dôme), palais du Führer, salle de conférence Auditorium Maximum, avenue ou boulevard de la Splendeur (Prachtallee). Hitler contemplait longuement le modèle gigantesque de Germania qui évoquait les pyramides, les ziggourats et les mausolées des civilisations perdues.
D’ailleurs, il s'intéressait aux innovations architecturales de l'Union soviétique. Après le 22 juin 1941, il a dit avec jubilation à Speer que les Russes ne seraient désormais probablement pas en mesure de construire le grandiose palais des Soviets.
Le projet devait être achevé en 1950. Speer s'est mis au travail avec zèle et a réussi à avancer. Lors de la première étape de démolition, l'expulsion des Juifs de Berlin a été forcée, et leurs logements ont été transférés, entre autres, à des employés de l'inspection générale de la construction. L’expulsion forcée a été proposée par Speer en personne, et deux ans plus tard, en 1941, les listes des anciens habitants des appartements libérés dressés par ses employés ont servi de base à la déportation des Juifs de Berlin à Riga: en tout plus de 75.000 personnes, selon le rapport final.
Speer a parfaitement compris les critères esthétiques de son patron, et tous ses projets frappaient par leur ampleur. Il a activement utilisé des systèmes et effets d'éclairage non standard en utilisant 150 projecteurs antiaériens dont les faisceaux, dirigés sous différents angles dans le ciel, créaient de fantastiques images visuelles.
En fait, c'est Albert Speer qui a façonné et incarné le style visuel du Troisième Reich dans toute sa puissance, impitoyable, sa grandeur, oppressante, et son faste. Dans ces «salles» et «palais», sur les places et les avenues, il n'y avait pas de place pour l’homme, pour l'individualité. C'était un espace pour une masse, pour une foule sans visage à l’ombre des ailes d'un aigle impérial.
Un favori qui n'a pas lu Mein Kampf
Selon Traudl Junge, secrétaire particulière d'Hitler, «Speer était peut-être la seule personne pour qui Hitler avait des sentiments, qu'il écoutait et avec qui, parfois, il avait même des conversations». Certes, ces conversations tournaient autour divers projets architecturaux. Les adjudants du Führer suppliaient Speer de ne pas apporter trop de dessins et de plans, car le patron mettait de côté des dossiers d’importance vitale pour en discuter. Selon les mémoires de Speer, Hitler ne dormait parfois pas de la nuit pour lui montrer ses croquis et ses dessins le matin.
L'affection est née aussi parce que les deux ne lésinaient pas sur les compliments mutuels. L'architecte exprimait son admiration pour les idées de son patron, que d’autres qualifiaient en sourdine de sentimentalité insensée dans l'esprit du siècle révolu. Étudiant raté de l'Académie des arts, Hitler passait des heures à admirer les croquis et les maquettes de Speer. En 1938, Hitler a remis à son favori un insigne d'honneur en or du NSDAP.
Speer faisait désormais partie du cercle rapproché: Hitler l'invitait à des fêtes et des projections nocturnes de films, l'emmenait avec lui à sa résidence secondaire à Obersalzberg. Et puis il a insisté pour que Speer et sa famille déménagent dans une maison avec un atelier spécialement construit pour lui à Obersalzberg. Ainsi, l'architecte est devenu le quatrième habitant de ces lieux après Hitler, Göring et Bormann et a reçu un accès permanent et illimité au saint des saints.
Dans cette compagnie, l'architecte de la cour brillait. Issu d'une famille respectable, cet «aristocrate-technocrate» était doté d’un merveilleux sens de l'humour, d’un tact diplomatique et d’un charme. Comme il sied à un vrai aryen, il était marié, élevant six enfants (son deuxième fils s’appelait Adolf), bien qu'il n'ait pas négligé les relations extraconjugales.
Speer était peut-être le seul des proches du Führer à ne pas avoir lu Mein Kampf. Une connaissance de haut rang a dit un jour à Speer: «Savez-vous qui vous êtes? L'amour non partagé d'Hitler». Et Göring d'ajouter: «Il y a quelques jours, le Führer m'a parlé de ma mission après sa mort. Il me laisse une totale liberté d'action. Il m’a fait faire qu'une promesse: ne jamais vous remplacer par quelqu'un d'autre, ne pas interférer dans vos projets et laisser tout à votre discrétion. Et aussi de mettre tout l'argent dont vous aurez besoin à votre disposition.»
Selon Albert Speer, il était impossible de rester un spécialiste technique sous le nazisme: «Dans un système autoritaire, quiconque veut conserver sa place au pouvoir se retrouve inévitablement sur le terrain où sont menées les batailles politiques [...]. Les conditions dans lesquelles nous vivions nous obligeaient à cacher nos vrais sentiments et à être hypocrites. Les rivaux se parlaient rarement de façon franche, car ils craignaient que leurs paroles ne soient transmises à Hitler sous une forme déformée. Tout le monde intriguait, tout le monde tenait compte de l'inconstance d'Hitler, et dans leurs jeux secrets, ils gagnaient et perdaient. Dans ce chœur discordant, j'ai mené ma partie de façon aussi peu scrupuleuse que les autres». La sincérité de l'architecte professionnel Speer dans son évaluation de l'architecte amateur Hitler est une grande question.
Ministre des Canons et des Camps de concentration
Entre 1941 et 1945, Speer a été membre du Reichstag et le 8 février 1942, il a été nommé ministre de l'Armement et des Munitions du Reich, inspecteur général des routes et inspecteur général des ressources en eau et en énergie. Il s'est avéré être un excellent ministre de la Production de guerre. Il était chargé de l’élaboration de la conception et de la fourniture d'armes pour la Luftwaffe et la Kriegsmarine. Même après le tournant de la guerre, malgré les infrastructures allemandes endommagées et les interruptions de fourniture des matières premières, Speer a réussi en 1944 à augmenter considérablement la production d'armes.
La construction est restée sous le contrôle de Speer, y compris celle des camps de concentration et leur expansion. En étroite collaboration avec Himmler, il a participé à celle du camp d’Auschwitz. Avec Hitler, accompagné d'Eichmann, il a inspecté des entreprises militaires à Linz, qui utilisaient le travail forcé des prisonniers. Il a envoyé régulièrement des inspecteurs dans les camps de concentration pour vérifier si les matériaux de construction étaient correctement utilisés.
Le 21 mai 1943, les inspecteurs de Speer ont visité Auschwitz. Ce jour-là, un millier de Juifs polonais y ont été emmenés. La plupart d'entre eux ont immédiatement été tués. Les inspecteurs ont emporté des documents et un dossier avec des photos à Berlin. Quelques jours plus tard, Speer a fourni à Himmler des matériaux pour poursuivre l’extension d'Auschwitz.
Par la suite, il a affirmé qu'il ne savait rien de l'Holocauste. Cependant, dans ses mémoires, il écrira: «Je n'ai pas posé de questions à Himmler. Je n'ai pas posé de questions à Hitler. Je n’ai rien fait pour en savoir plus, parce que je ne voulais pas savoir ce qui se passait là-bas [...]. Je me suis dérobé à une responsabilité. Craignant de découvrir quelque chose qui me détournerait du chemin choisi, j'ai fermé les yeux sur les crimes. Cet aveuglement volontaire l'emporte sur toutes les bonnes actions que j'ai faites ou essayées de faire à la fin de la guerre. En comparaison avec cela, tous mes pas dans cette direction ne deviennent rien, zéro. Maintenant, je comprends que je me suis comporté de manière indigne, et jusqu’à présent je me sens personnellement responsable pour Auschwitz».
En 1943, Speer se rendait bien compte que la guerre était perdue et a tenté de convaincre Hitler d'y mettre fin. En 1944, souffrant d’une maladie grave, il a demandé sa démission, mais le Führer a insisté pour qu'il continue à travailler.
L'amour jusqu'à la mort
L'attitude de Speer envers la guerre et le Führer a progressivement changé. Ce n'est pas pour rien qu'il se distinguait par son esprit d'analyse aiguisé, sa prévoyance et son sens du moment. Il n'y avait plus aucune trace de l'ancienne admiration pour Hitler, et vers la fin, l'ironie condescendante et le déni complet de sa politique ont pris le dessus. À partir de février 1945, Speer a résisté à la «politique de la terre brûlée», en sabotant les ordres de détruire les entreprises industrielles et les infrastructures du Reich suivant l’«ordre Néron». Dans les derniers mois de la guerre, il a qualifié le Führer de criminel et de fou. Les participants à la célèbre conspiration contre Hitler avaient prévu d’inviter Speer à faire partie de leur gouvernement. Néanmoins, en avril 1945, il s'est envolé pour Berlin, assiégée, pour dire au revoir à son ancienne idole.
Connaissant l'humeur de Speer, le 29 avril 1945, la veille de sa mort, Hitler l'a libéré de ses fonctions dans son testament politique, mais Karl Dönitz, dernier chef d'État et commandant en chef des forces armées de l'Allemagne nazie, a ignoré cette disposition. Ainsi, l'architecte est formellement resté ministre du Reich jusqu'à son arrestation.
Technique de survie
Homme immensément ambitieux et sans scrupules, Speer n'a pas immédiatement compris que la fin du Troisième Reich signait la fin de son brillant parcours personnel. Après la capitulation de l'Allemagne le 8 mai 1945, il a conseillé avec persistance à Dönitz de démissionner et se considérait comme un négociateur avec les Soviétiques. Même après son arrestation, il nourrissait l’espoir qu'il serait invité à contribuer à la reconstruction de l’économie en ruines et des villes.
Au procès de Nuremberg, il s’est montré assez intelligent pour donner l'impression d'un idéaliste ensorcelé qui avait suivi les ordres ne se rendant pas compte de l'ampleur des crimes commis. L'accusation était principalement basée sur son propre témoignage et n’avait pas d’idée des pouvoirs réels de Speer. Celui-ci a insisté sur le fait qu'il n'était engagé que dans des activités techniques et économiques, sans toucher en rien à la politique, et qu’il avait eu des informations sur ce qui se passait en lisant les journaux. Ses nombreuses années de coopération avec la SS (Schutzstaffel, «escadron de protection») et son rôle dans la résolution de la «question juive» n'ont pas du tout été mentionnés.
Dans son dernier discours, Speer a déclaré: «La dictature d'Hitler a été la première dictature d'un État industriel à l'ère de la technologie moderne, une dictature qui a perfectionné les outils technologiques pour gouverner son propre peuple… Avec l'aide de moyens techniques tels que la radio et les haut-parleurs, 80 millions de personnes ont été privées de la possibilité de penser de façon indépendante». Il a été l’un de ceux qui se sont avoués pleinement coupables. Il ne pouvait pas nier que la main-d'œuvre étrangère emmenée de force des territoires occupés et la main-d'œuvre des prisonniers des camps de concentration ont été utilisées dans la production de guerre en Allemagne. Seulement cela lui a été imputé. L'homme qui a armé l'Allemagne a réussi à survivre.
Vers la fin de sa vie, lorsqu'on lui a demandé ce qu'il ferait s'il pouvait tout recommencer: une modeste carrière d'architecte de province ou le chemin qu'il a pris, Speer a répondu, calmement: «Je voudrais tout revivre: l'éclat, la honte, les crimes et la place dans l'histoire.»